Jérusalem, une cité déchirée d’est en ouest
Jamais vraiment pacifiée, Jérusalem reste marquée en profondeur par les cicatrices qui séparent Israéliens et Palestiniens.
Au début, à Jérusalem, on ne voit rien. Ou, plutôt, on ne voit que ce qui est visible. Des juifs à papillotes qui se hâtent à travers la Vieille Ville pour aller prier au Mur occidental. Des Palestiniens, à la porte de Damas, qui vendent tout et rien, à deux pas de très jeunes soldats israéliens surarmés. Des pèlerins chrétiens qui mettent leurs pas dans ceux du Christ sur la Via Dolorosa.
La Porte de Damas à Jérusalem. / Denis Bourges/Tendance Floue
Et parce qu’on ne voit que ce qui est visible, on se dit que tout va bien. Mais les chiffres et les faits sont là, compliquant singulièrement une vision irénique de cette « ville-monde » à nulle autre pareille parce qu’héritière des trois monothéismes.
Plus que jamais, l’Est palestinien et l’Ouest israélien, hérités de la partition de 1948, apparemment réunis en 1967, se regardent en chiens de faïence. Mais se regardent-ils même ? Depuis 2005, les consuls européens présents à Jérusalem tirent la sonnette d’alarme sur la dégradation de tous les indicateurs à l’Est, considéré par la communauté internationale comme illégalement occupé par Israël depuis cinquante ans : insécurité, chômage, pauvreté, annexions, destructions de propriétés progressent.
Jérusalem est la capitale « éternelle » revendiquée par l’État d’Israël, tandis que, de l’autre côté de la « ligne verte » matérialisant cette cicatrice urbaine, culturelle et religieuse, désormais parcourue par un tramway ultra-moderne, ce qui reste de la Palestine, toujours plus grignotée par les colonies israéliennes, peine à respirer, asphyxié par le mur de séparation qui serpente le long du « Grand Jérusalem ».
L’universitaire Jean-Paul Chagnollaud dirige à Paris l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient. Il est familier, depuis trente ans, de la ville « trois fois sainte » : « Ni juif, ni musulman, ni chrétien, je sens aujourd’hui une atmosphère irrespirable, une pesanteur, comme un glissement de terrain qui n’en finit pas. À Jérusalem, les murs sont dans les têtes, même là où on n’en voit pas. On y est emporté par les passions, omniprésentes. »
Sur place, passant en quelques minutes d’un monde à l’autre, on est frappé par l’irréductible distance des regards. Ainsi, le rabbin alsacien Jacquot Grunewald, qui se souvient de sa réputation de « rabbin de gauche » quand il dirigeait l’hebdomadaire Tribune juive, habite aujourd’hui, à 4 kilomètres de l’Est, le paisible quartier de Givat Oranim, dans l’Ouest.
Il confesse : « Je suis ici dans mon élément naturel. Je ne nie en aucune manière les problèmes politiques, mais je n’ai aucun pouvoir. Si je vais à l’Est, j’ai l’impression de ne pas être le bienvenu. Je ne suis pas vraiment informé de ce qui s’y passe. Les principales responsabilités qui empêchent une fraternité dans cette ville ne sont pas de notre côté. Le récit palestinien nuit à un minimum de compréhension. Le mur de séparation tombera le jour où on ne craindra plus les bombes. » Autour de son immeuble, les divers mondes juifs cohabitent paisiblement.
« À l’Ouest, le monde extérieur est inconnu »
Elle aussi septuagénaire, Nora Carmi assume son ancrage, exactement inverse, à l’autre bout de la ville, c’est-à-dire pas si loin : elle est palestinienne chrétienne issue d’une autre histoire tragique, celle du génocide arménien, dont son père pharmacien est issu. Vivant sous le statut incertain de « résident permanent » côté Est (permis de résider sans droit de vote ni passeport, soumis à d’incessantes restrictions), elle veut espérer : « Le mur va s’écrouler un jour. Israël ne peut pas rester l’enfant gâté qu’il est. Dans toute l’histoire, jamais aucun conquérant n’a pu conserver un pouvoir global sur cette ville. »
Or, aujourd’hui, les 300 000 Palestiniens de l’Est (40 % de la population) ne bénéficient que de 15 % du budget municipal, et ne participent à aucun scrutin. Curieusement, souligne l’historien Vincent Lemire, Jérusalem est ainsi non seulement la moins démocratique, mais aussi la moins juive des grandes villes israéliennes, puisque la population palestinienne a été multipliée par 4 depuis cinquante ans, alors que la population juive ne l’a été que par 2,5.
Et cela se ressent. Partout dans l’Ouest, on trouve des Palestiniens au travail. Hôtels, restaurants, chantiers les accueillent, ils y voisinent avec des Israéliens. Des lazzis bon enfant s’échangent : « Sioniste ! », « Terroriste ! », pouvant laisser croire à une coexistence pacifique. Mais, là encore, les apparences sont trompeuses.
Eliezer Schilt, jeune universitaire français se définissant comme « orthodoxe moderne », ayant fait son alya à Jérusalem il y a dix ans, constate : « À l’Ouest, le monde extérieur est inconnu. Moi-même, j’entends bien, parce que je tends l’oreille, que l’Est est une Cocotte-Minute. Mais ici, à l’Ouest, ça ne transparaît absolument pas. On va juste faire réparer nos voitures à l’Est parce que c’est moins cher. En face, on sait bien qu’ils ne sont pas tous terroristes. »
À Jérusalem, « les passions sont à vifs »
Le mur de séparation au niveau du quartier de Silwan à Jérusalem-Est. / Miriam Alster/Flash-90-Rea
Pas sûr que ce sentiment soit partagé par ses voisins. Lui, ce qui l’inquiète, c’est la partition en cours entre le Nord juif orthodoxe et le Sud juif libéral. Là comme ailleurs, c’est le marché qui trie : les programmes immobiliers du Sud offrent des balcons trop petits pour permettre la construction éphémère de cabanes pour la fête de Soukkot.
L’École biblique de Jérusalem, prestigieuse institution animée par les Dominicains à quelques pas de la porte de Damas, quasiment sur l’ancienne frontière, est un lieu fréquent de tensions, voire d’attaques au couteau de la part de jeunes Palestiniens aussi isolés que désespérés. Le Père Jean-Jacques Pérennès en est aujourd’hui le directeur, après de longues années passées au Caire et dans tout le Moyen-Orient.
Il ne décolère pas : des caméras de surveillance ont récemment été installées par l’occupant sur « son » mur, filmant à loisir l’intérieur. « Jérusalem est une ville épileptique, agitée, qui génère la peur de l’autre », constate-t-il. « C’est une ville-monde parce que tout le monde s’en réclame. Les passions y sont à vif. La survalorisation de la symbolique religieuse y conduit tout le monde à être déraisonnable. » Il cite des collègues universitaires qui hésitent à venir jusqu’à l’École, immergée dans son quartier arabe, à 100 mètres de la ligne de démarcation. Sur un plan professionnel, il constate également : « Ici, l’archéologie est politique. Chaque coup de pioche est un cauchemar permanent : il est impossible de creuser à plus de 50 centimètres sans une autorisation israélienne. »
« Le monde parfait arrivera quand chacun pourra comprendre la douleur de l’autre »
Et pourtant, dans ce tableau plutôt sombre, émergent quelques lueurs. Ainsi, Subhi Dajani, palestinien, musulman et francophone, habite certes à Jérusalem-Est, comme il se doit. Mais, pour faciliter la vie de son épouse, française, ce jeune créateur en effets vidéo 3D, qui réussit plutôt bien, a choisi de vivre… dans la colonie juive de Pisgat Zeev, à deux pas de son quartier natal de Beit Hanina. Résolu, ce costaud à queue-de-cheval affirme : « Moi, je ne fais pas de politique. Et, en tant que croyant non pratiquant, je considère que la religion doit rester une affaire privée. »
Pragmatique, il constate : « Ce pays a toujours été occupé. Les gens n’ont jamais été libres. À Jérusalem, chacun a peur de l’autre, mais c’est un suicide de l’esprit. Le monde parfait arrivera quand chacun pourra comprendre la douleur de l’autre. » Il n’est pas certain que les milliers de Palestiniens qui travaillent à la construction et à l’entretien des colonies qui encerclent la ville, sur des terres confisquées à leurs familles, soient capables d’une telle ascèse.
Comme en écho, de l’autre côté de la ville, le jeune analyste juif Ofer Zalzberg, membre de l’International Crisis Group, s’interroge. Il constate, dans l’Ouest, certaines formes de laïcisation du judaïsme de la part de jeunes juifs désireux de se libérer de l’emprise rabbinique. « Les Palestiniens devraient connaître ces alliés potentiels », risque-t-il. Cette recherche d’un judaïsme culturel pourrait rejoindre les aspirations de jeunes Palestiniens hors système comme Subhi Dajani. « Jérusalem est un laboratoire créatif. Il existe plusieurs manières de réaliser nos identités », veut croire Ofer Zalzberg. Si Dieu le veut… Ce qui, à Jérusalem, n’est jamais garanti.
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Une cité, deux États ?
15 mai 1948. Au lendemain de la proclamation de l’État d’Israël, l’Égypte, la Jordanie, l’Irak, la Syrie et le Liban entrent en guerre. L’armée israélienne pénètre dans Jérusalem.
1950. Israël déclare que Jérusalem-Ouest est sa capitale. Depuis avril 1949, la ville est partagée entre Israël et la Jordanie par la « ligne verte ».
7 juin 1967. Lors de la guerre des Six Jours, Jérusalem-Est est conquise par l’armée israélienne.
30 juillet 1980. Le Parlement israélien affirme la réunification de Jérusalem en tant que capitale.
1996. Le percement d’un tunnel le long de l’esplanade des Mosquées donne lieu à des affrontements. 74 Palestiniens et 16 soldats israéliens y sont tués.
18 janvier 2016. Les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne confirment leur position en faveur de la solution dite « des deux États », et alertent sur l’extension des colonies à Jérusalem-Est, qui met gravement en péril la possibilité pour Jérusalem de devenir la future capitale de ces deux États.
2017. Le statut de Jérusalem est toujours suspendu au règlement du conflit israélo-palestinien.