Jérusalem : une ville sainte au cœur d’un urbanisme conflictuel
Comment le conflit israélo-palestinien s’exprime-t-il dans l’aménagement de la ville de Jérusalem ? Fruit d’une enquête de terrain minutieuse, l’ouvrage d’Irène Salenson donne à voir les acteurs et les modalités multiples, complexes et contradictoires, d’un urbanisme conflictuel.
Version remaniée et synthétisée d’une thèse de doctorat soutenue en 2007, l’ouvrage que consacre la géographe Irène Salenson aux enjeux contemporains de la planification urbaine à Jérusalem apportera un souffle d’air frais à tous les observateurs assidus de la ville sainte.
Sans jamais exclure de sa réflexion les enjeux politiques ou géopolitiques directement liés au conflit israélo-palestinien, Irène Salenson refuse de les convoquer comme facteurs d’explication uniques et définitifs des évolutions en cours. En privilégiant les analyses au ras du sol urbain, elle élabore une trame factorielle plus ouverte, diverse, parfois paradoxale, qui donne finalement au lecteur le sentiment de mieux saisir la complexité des stratégies et des interactions qui contribuent aujourd’hui à faire de Jérusalem une ville à la fois très singulière (poids global du facteur religieux, orthodoxisation dans la partie israélienne, démographie de résistance dans la partie palestinienne…) et très banale sous d’autres aspects (urbanisme globalisé, dévitalisation du centre-ville, gentrification…).
Grâce à une longue expérience de terrain à Jérusalem-Ouest et à Jérusalem-Est, et sans pour autant céder aux sirènes asséchantes d’une impossible « neutralité », Irène Salenson manœuvre ainsi avec dextérité entre les deux fossés heuristiques qui menacent tout chercheur consciencieux travaillant sur Jérusalem : l’exceptionnalisme et la banalisation.
Observer Jérusalem « par en bas »
Dans sa préface à l’ouvrage, Éric Verdeil invoque la mémoire de Michel Seurat, chercheur de terrain toujours attentif aux écarts entre les discours et les pratiques, entre les ambitions « aménageuses » et les mobilisations sociales qui trament véritablement le tissu urbain. Cette référence est parfaitement méritée, non seulement parce que la thèse d’Irène Salenson a bénéficié du soutien de la bourse Michel-Seurat, mais surtout parce que, tout au long de l’ouvrage, elle adopte une posture de doute, de remise en cause des idées reçues, et même de soupçon – salutaire – face aux discours programmatiques des acteurs (urbanistes, politiques) qu’elle a pu rencontrer. Elle prend toujours soin de confronter les actions politiques surplombantes (sur lesquelles elle a enquêté de près, du côté israélien comme du côté palestinien) à ce qu’elle appelle « les marges d’action alternative, autonomes ou semi-autonomes » des habitants eux-mêmes.
Ce faisant, elle prend l’exact contre-pied de la grille d’analyse géopolitique proposée par Frédéric Encel notamment, omniprésent sur le plan médiatique et éditorial depuis près de 20 ans. Sa « Géopolitique de Jérusalem » (1998) se limite, en effet, à l’analyse abstraite et désincarnée d’un simple théâtre d’opérations, essentiellement bâtie sur l’analyse de discours, sans aucun détour par le travail de terrain.
Irène Salenson a choisi de construire son expertise en travaillant directement au sein des institutions en charge de l’aménagement urbain, du côté israélien et du côté palestinien, dans une véritable démarche d’observation participante – démarche délicate, coûteuse en temps, périlleuse par certains aspects, mais infiniment fructueuse sur le plan des résultats. C’est de cette manière qu’elle peut identifier de façon très fine l’hétérogénéité des sociétés en présence, leur passivité parfois, les forces d’inertie, de repli sur la sphère domestique, de « laisser-faire » ou de « laisser-aller » qui traversent les quartiers ou les cellules familiales et qui font toute la complexité des tendances observées. C’est de cette manière qu’elle peut donner toute leur place aux facteurs socio-économiques, aux cadres réglementaires, aux mobilisations de quartier qui bien souvent se construisent en fonction de revendications très quotidiennes. Le cas de l’opposition au plan Safdie (finalement gelé par les autorités israéliennes en 2006) est, de ce point de vue, symptomatique du fameux syndrome « NIMBY » (« not in my back yard »), aujourd’hui bien identifié par les observateurs du développement urbain dans toutes les grandes agglomérations.
Un urbanisme autoritaire aux multiples acteurs
Le plan de l’ouvrage illustre bien le parcours de recherche d’Irène Salenson, depuis l’analyse des politiques urbaines israéliennes (chapitre 1) jusqu’aux diverses réactions possibles des acteurs palestiniens.
Le cadre démographique est posé d’emblée : depuis l’annexion de Jérusalem-Est en 1967, la bataille démographique a été perdue par Israël. Jérusalem – dans les limites de la municipalité israélienne – comptait environ 75 % d’Israéliens en 1967, contre 63 % aujourd’hui et 60 % à l’horizon 2020. Souvent ignorés, ces chiffres montrent que la ville de Jérusalem est en réalité largement « répulsive » pour une majorité d’Israéliens sur le plan démographique et socio-économique, même si elle reste extrêmement valorisée sur le plan politique, religieux et symbolique.
L’orthodoxisation galopante de la ville israélienne, qui s’accompagne d’une paupérisation d’une part grandissante de sa population (un tiers des ménages sous le seuil de pauvreté en 2011, contre un cinquième 20 ans plus tôt), montre bien que les tensions à l’œuvre ne relèvent pas exclusivement des facteurs géopolitiques externes mais qu’elles reflètent aussi les contradictions internes aux sociétés en présence.
Face à « l’autoritarisme démographique » déployé par les instances politiques israéliennes pour tenter de maintenir une majorité menacée, les habitants palestiniens sont essentiellement réduits à subir (chapitre 2).
En étudiant minutieusement les procédures d’octroi de permis de construire et le périmètre des différents plans d’aménagement en cours à Jérusalem-Est, Irène Salenson conclut à un « confinement spatial du développement palestinien ». Pour autant, les causes directes et indirectes qu’elle met en avant ne sont pas forcément celles qui seraient attendues, puisqu’en 2014 plus de deux tiers des demandes de permis de construire déposés par des résidents palestiniens auraient été approuvées, selon les chiffres fournis par la municipalité. En réalité, c’est plutôt le coût de la procédure et le cadre réglementaire global qui conduit une grande partie des résidents palestiniens à éviter cette démarche : ainsi, à Jérusalem-Est, la plupart des COS (coefficients d’occupation des sols) définis par les plans d’aménagement locaux limitent la hauteur maximum des bâtiments à deux étages, sauf exception, contre quatre à huit étages à Jérusalem-Ouest.
Une forme de contournement se met donc en place du côté palestinien, à la fois pour des raisons politiques et pragmatiques : on évite de déposer une demande de permis de construire parce que le cadre réglementaire ne correspond pas au projet envisagé. Cette politique de confinement spatial donne les résultats attendus sur le plan immobilier : au total, depuis 1967, un nouvel appartement a été créé pour 3 habitants à l’ouest, contre un appartement pour 7,6 habitants à l’est. Au-delà de la question du logement, Irène Salenson ne manque pas de souligner la pénurie d’équipements publics à Jérusalem-Est – 8 bureaux de poste (contre 42 à Jérusalem-Ouest), 4 bibliothèques publiques (contre 36), 102 écoles (contre 437) – ce qui contribue à accentuer le ressentiment des quartiers arabes, pour lesquels environ 10 % du budget municipal est dépensé alors qu’ils représentent plus de 35 % de la population.
La question des démolitions des bâtiments édifiés sans permis de construire est une des plus sensibles sur le plan politique et elle est traitée de front par Irène Salenson, qui estime que presque la moitié des unités d’habitation construites à Jérusalem-Est depuis 1967 auraient été réalisées sans permis. Face à cette réalité, les autorités israéliennes réagissent avec une sévérité accrue depuis les années 1990 : on passe d’une dizaine de maisons démolies par an au début des années 1990 à une centaine aujourd’hui ; dans le cas des démolitions effectives, la sanction est extrêmement lourde pour le propriétaire, qui perd le montant de ses investissements, doit régler une forte amende et assume, en plus, le coût de la démolition. Cette politique reste cependant essentiellement dissuasive puisqu’Irène Salenson estime que moins de 10 % des constructions non réglementaires sont finalement détruites à l’issue des diverses procédures.
Pour ce qui concerne les confiscations de terre, autre sujet sensible, Irène Salenson rappelle que la loi israélienne d’expropriation (1970) est basée sur une ordonnance de 1943 remontant à l’époque du mandat britannique et que c’est évidemment la notion d’intérêt public (au cœur de toute procédure d’expropriation) qui pose problème dans le cas de Jérusalem, puisque la quasi-totalité des nouveaux résidents des colonies installées dans les zones expropriées sont des juifs israéliens. Cette ségrégation socio-spatiale n’a pourtant pas besoin d’être explicitement instaurée par voie réglementaire puisque ce sont généralement les promoteurs privés qui ont toute latitude pour choisir ou rejeter les candidats à l’achat.
Au total, ce panorama de l’urbanisme israélien permet de montrer que, dans le cadre d’une stratégie politique clairement définie, ce sont en réalité une multitude d’acteurs qui contribuent au résultat visé : ministère du logement, ministère de l’intérieur (pour les destructions des bâtiments érigés en zone déclarée « non constructible »), municipalité, armée, mouvements de colons (Elad à Silwan, le Gush Emunim dans l’ensemble de la Cisjordanie occupée), promoteurs privés… Loin d’être un handicap, cette diversité des acteurs – mobilisés chacun sur un terrain ou dans un contexte particulier – semble, au contraire, être une des forces de la politique israélienne à Jérusalem.
Un urbanisme palestinien alternatif ou autonome ?
Face à la puissance multiforme de l’urbanisme israélien, Irène Salenson s’interroge sur les possibilités d’un urbanisme palestinien « alternatif » ou semi-autonome (chapitre 3). Alors que les six « centres de quartier » de Jérusalem-Est (dont Wadi Joz, At‑Tur, Beit Safafa, Beit Hanina, Issawiyyah) sont parfois accusés de collaboration directe avec la puissance occupante, certaines ONG comme Bimkom (« au lieu de » en hébreu) choisissent de développer des plans d’aménagement alternatifs en s’appuyant prioritairement sur les vœux des habitants. Pourtant, malgré l’indéniable professionnalisation que permet ce genre d’association, les critiques ne manquent pas pour remettre en cause la « caution délibérative » qu’offre ce type d’initiative. En fait, souligne Irène Salenson, c’est une attitude pragmatique qui est choisie par la plupart des Palestiniens de Jérusalem-Est, acceptant de passer par les offices municipaux pour des services considérés comme indispensables et « apolitiques » (services sociaux et éducatifs, santé, activités sportives et culturelles) mais refusant autant que possible leur intervention dans les domaines considérés comme plus sensibles politiquement (questions foncières et immobilières notamment). En appui de sa démonstration, Irène Salenson convoque Aude Signoles, qui a illustré cette même distinction entre stratégie pragmatique de court terme et orientation idéologique de long terme.
La question d’un urbanisme palestinien véritablement autonome occupe le dernier chapitre de l’ouvrage (chapitre 4). Puisque Jérusalem a été exclu du champ de compétences de l’Autorité palestinienne par les accords d’Oslo (1994), cette autonomie ne peut se construire que par les marges. La première marge de manœuvre concerne la préservation du patrimoine architectural ancien, grâce notamment au classement de la vieille ville au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1981, et grâce également au fait que plus des deux tiers des propriétés foncières de la vieille ville relèvent de fondations pieuses musulmanes (waqf), en principe inaliénables. Des associations palestiniennes locales (comme Riwaq) ou internationales (comme la Welfare Association, basée à Genève), agissant en tant qu’ONG, tentent de mettre en œuvre un « plan de revitalisation de la vieille ville » visant à réhabiliter les logements et à encourager le maintien des activités commerciales palestiniennes, non sans un certain succès.
En dehors de la vieille ville, c’est le CPL (Conseil palestinien du logement) qui tente de promouvoir des projets de logements sociaux pour les résidents palestiniens, quitte à les transférer ensuite au waqf islamique pour garantir que les propriétés resteront inaliénables et indivisibles. Car au-delà de la question du logement, c’est bien celle de la propriété foncière qui pose problème : la Maison d’Orient (jusqu’à sa fermeture par Israël en 2001) puis le Centre de recherche foncière aujourd’hui ont cherché à élaborer un registre cadastral palestinien qui puisse s’affranchir du cadastre israélien. Mais la position des bailleurs internationaux (ONU, PNUD, USAID…), qui ont tendance à se conformer de facto aux stratégies territoriales israéliennes pour garantir la faisabilité et la pérennité de leurs projets, rend cette tentative d’autonomisation toujours incertaine et fragile.
Au total, Irène Salenson conduit son lecteur à s’interroger sur le poids relatif du conflit israélo-palestinien au sein des évolutions en cours, qui conjuguent également l’amplification des tensions sociales internes aux deux sociétés et l’importation des modèles transnationaux. Dans sa conclusion, elle souligne que c’est bien le conflit qui occupe une position de centralité dans les dynamiques urbaines actuelles, mais que cette centralité n’est pas exclusive d’autres causalités : dans le contexte d’un conflit durable et dissymétrique, les stratégies des acteurs sont souvent contradictoires, variables, attentistes, fatalistes, voire contre-productives, comme si la complexité de la situation – son imprévisibilité, surtout – conduisait d’abord à une forme d’enlisement.
Irène Salenson, Jérusalem : bâtir deux villes en une, Paris, Éditions de l’Aube, 2014.
Source : Métropolitiques.eu