L’absence …
Je me réveille tous les matins en sentant qu’il manque quelque chose. Je sais ce que c’est : c’est ma famille et le bonheur de savoir que nous sommes tous ensemble. Ce sentiment de solidarité a quitté ma vie il y a six ans et j’ai encore et toujours du mal à accepter ce changement.
C’était au moment où mes cinq frères et sœurs aînés ont commencé à quitter Gaza pour aller vers d’autres pays.
Tous les matins, nous prenions le petit-déjeuner ensemble, en parlant de la journée à venir. Il y a à peine une année entre chacun d’eux, et ils ont presque le même âge. Mais j’ai huit ans de moins que celui qui est le plus proche de moi, et ce sont donc mes modèles.
J’avais l’habitude de les écouter discuter de leurs projets et de leurs expériences, notamment de leurs difficultés à l’université et de leurs bisbilles avec leurs amis. Je restais silencieuse et j’absorbais tout. Ils semblaient si raffinés et indépendants ! Ces retrouvailles matinales ont façonné ma personnalité et m’ont appris à faire face à tout ce que me réservait la vie à Gaza. (J’ai un frère plus jeune que moi, nommé Hamza et âgé de 17 ans. Mais nous ne sommes pas très proches car ce n’est pas une personne sociable, toujours assis seul dans sa chambre, à jouer à des jeux ou à étudier. Et ainsi, je me sens seule…)
De gauche à droite : Abdalrahman, Mohammed, son épouse et sa fille, et Huthayfa
Mes frères et sœurs aînés ont quitté Gaza pour se rendre au Canada et dans d’autres pays après de nombreuses et infructueuses tentatives pour trouver ici un travail qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins et d’aider notre famille à survivre. Après avoir travaillé si durement à leurs études, ils se sentaient devenir dépressifs. Ils se sentaient inutiles, restant à la maison et discutant sans fin avec leurs amis sur les réseaux sociaux.
Mohammed a obtenu un diplôme d’ingénieur industriel. Il ne pouvait pas trouver de travail à Gaza, même en tant que stagiaire non rémunéré. Il s’est sauvé d’ici après avoir « rencontré » sur Facebook une Palestinienne vivant au Canada. Ils sont tombés amoureux et se sont fiancés. J’étais au lycée à l’époque.
Abdalrahman a obtenu un diplôme en journalisme, mais a fini par travailler comme caissier dans un restaurant. Un an après le départ de Mohammed, il a fini par obtenir un visa d’étudiant pour pouvoir rejoindre son frère au Canada. Il a demandé l’asile à l’aéroport.
Huthayfa a tiré les leçons de leur expérience et il est parti dès la fin de ses études. Il est également arrivé au Canada avec un visa d’étudiant, quatre mois seulement après Abdalrahman. Il a obtenu un diplôme en comptabilité.
Mes frères ont délibérément choisi le Canada pour leur nouvelle patrie parce qu’ils ont entendu dire que tous les types de personne y étaient respectés, sans racisme. Là-bas, ils peuvent vivre en paix et en liberté, contrairement à ce qu’ils connaissaient à Gaza et dans notre ancien lieu de vie, les Émirats Arabes Unis. Gaza vit sous un risque permanent de guerre et aux EAU, nous avons vécu en sachant que le gouvernement pouvait nous expulser à tout moment. Les Palestiniens ne sont les bienvenus nulle part !
Mais mes sœurs Maryam et Somaya ont choisi l’Australie. Elles ont toutes les deux épousé des Palestiniens et une fois installées dans leur nouvelle patrie, Maryam est devenue conférencière et Somaya infirmière.
Je veux tellement être avec au moins un de mes frères et sœurs … Mais je suis cependant heureuse qu’ils aient trouvé un endroit où développer leur potentiel.
Les deux fillettes de Maryam, Reema et Toto. Je languis tellement après elles !
Mais peut-être devrais-je revenir en arrière et commencer au début de l’histoire. Mon père est né à Gaza, mais lui aussi n’a pas pu y trouver de travail. C’est pourquoi, pendant 25 ans, il a assuré un revenu à sa famille sans cesse grandissante aux Émirats arabes unis en tant que professeur d’arabe.
Lorsqu’il a pris sa retraite, il a décidé qu’il était temps de rentrer chez lui. Ses parents et son pays lui manquaient, et les Émirats Arabes Unis ne voulaient de toute façon pas de nous.
Ce n’était qu’une question de temps avant que ses propres enfants commencent à prendre la même décision que celle qu’il avait prise lorsqu’il était jeune adulte.
La bande de Gaza était alors et est toujours une véritable prison à ciel ouvert. Notre économie est étranglée par les blocus israélien et égyptien, ce qui contribue à un taux de chômage de plus de 50%, un des plus élevés au monde. Tous les jeunes que je connais veulent émigrer pour trouver une vie meilleure. Mais une fois partis, les Palestiniens craignent de rentrer même pour une brève visite.
Bien sûr, il est toujours possible de rentrer à Gaza, mais ils risquent ensuite d’y rester bloqués et de ne pas pouvoir partir avant des mois.
Prenons l’exemple d’une autre écrivaine de We Are Not Numbers : son fiancé avait un travail fiable et bien rémunéré aux Émirats arabes unis, mais après son retour à Gaza pour se marier, ils n’ont pu repartir. Ils sont restés bloqués si longtemps que son fiancé a perdu successivement son travail et son permis de résidence aux Émirats arabes unis. Ils sont maintenant confinés à Gaza, restant le plus souvent sans travail. Nous vivons dans un endroit triste et singulier.
Je survis à cela en lisant tous les jours dans ma chambre silencieuse, me glissant dans un autre monde tout en buvant une tasse de thé. C’est une source de force et de calme vers laquelle je reviens régulièrement – même si les vrais livres sont difficiles à trouver, ce qui m’oblige à me contenter de livres disponibles en ligne et plus anciens.
Au lycée, je suis sociable et j’ai beaucoup d’amis. Mais chaque fois que j’essaie d’imaginer mon avenir, je me sens intérieurement triste. À Gaza, il y a si peu de possibilités d’accéder à un revenu, même si vous êtes très qualifié. De nos jours, il est rare de voir les diplômés trouver immédiatement un emploi – si jamais ils en trouvent un. Si c’est le cas, c’est généralement pour un faible salaire.
Je crois en l’adage « pas de gain sans douleur » même si à Gaza la vérité ressemble davantage à « que de la douleur et pas de gain ». Pourtant, j’utilise ces mots comme papier peint dans ma chambre, et quand je me sens lasse de travailler dur, ils attirent mon regard et m’aident à trouver la force de continuer. Je passe toutes mes journées à étudier pour l’IELTS, l’examen qui doit prouver que mon anglais est d’un niveau suffisant pour aller étudier à l’étranger.
Bien sûr, le soutien et l’affection de mes parents me rendent également heureuse. J’aime leur sourire qui me réchauffe alors que je quitte la maison pour aller à l’université le matin. Ils sont mes modèles et mes piliers, m’encourageant chaque jour à travailler dur pour réaliser mon rêve de suivre les traces de mes frères et sœurs. J’étudie la littérature anglaise parce que j’aime cette langue, et écrire est un outil tellement puissant pour décrire et partager la condition humaine.
L’un de mes romans préférés est « Les matins de Jénine » de Susan Abulhawa. Il m’est difficile de penser à cela comme à une œuvre de fiction parce que cela résonne tellement avec ma propre existence. J’ai pleuré en vivant des moments de joie et de tristesse avec les personnages. A chaque page j’avais l’impression de vivre encore et encore la lutte de mon peuple.
Des histoires comme celle-ci me donnent aussi de la force. Elles me rappellent que même si être palestinienne, en particulier à Gaza, est déchirant, cela me rend également forte. J’ai appris de Gaza et j’apprends encore – à persévérer et à trouver et à voir le bon côté des choses. Un jour, je saurai remercier Dieu pour ces leçons.
En attendant, avant de me coucher, je parle souvent avec mes frères et sœurs via Skype ou Facebook. Me servant des images vidéo, j’essaie de sentir qu’ils sont avec moi même s’ils ne le sont pas. Mohammed et Maryam ont des filles. Cela signifie que j’ai 4 nièces. Je leur parle régulièrement pour leur faire savoir qu’elles ont une tante à Gaza. Je suis persuadée qu’un jour je voyagerai pour les voir. Cet espoir est ce qui me fait aller de l’avant.
Ayah Abushammalah étudie la littérature anglaise à l’Université islamique de Gaza. L’anglais est sa première matière elle aspire à devenir traductrice. Ayah veut aussi apprendre l’espagnol.
14 avril 2019 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine
Ayah Abushammalah nous recommande de lire le livre de Susan Abulhawa : « Les Matins de Jénine ne chantent plus »