L’expulsion des juifs de Tel-Aviv et de Jaffa vers la Basse Galilée (1917-1918)
Devant l’avancée des troupes britanniques en Palestine, le gouverneur militaire ottoman, Djemal Pacha, ordonna en mars 1917 l’évacuation des résidents de Tel-Aviv et de Jaffa. La population juive s’éparpilla principalement en Galilée, où plusieurs centaines d’expulsés moururent de maladie et de faim. Tous les habitants purent rentrer chez eux au lendemain de la victoire britannique, à la fin de l’année 1918.
Le lac et la ville de Tibériade (Tabariya), Galilée, ca 1875.
Bibliothèque nationale d’Israël/Photos Frank Mason Good.
Le 27 mars 1917, Meir Dizengoff (qui sera plus tard le premier maire de Tel-Aviv) envoya un appel chargé d’émotion aux colonies juives dans le nord de la Palestine pour qu’elles viennent en aide de toute urgence aux habitants de Tel-Aviv-Jaffa.
" Frères ! Un ordre d’expulsion vient d’être décrété visant le Yishouv juif en Judée (Le Yishouv est la communauté juive en Palestine avant la création de l’État d’Israël). L’heure est grave et nous sommes obligés de vous demander de nous secourir. Jusqu’ici, le Yishouv en Galilée s’est tenu en dehors de la zone de catastrophe et à présent détient les moyens de remplir son grand devoir historique de sauvetage. Il faut tenir pour acquis qu’un nombre important d’exilés judéens vont être obligés d’entrer dans les villes et colonies de Galilée et le Yishouv galiléen doit se préparer rapidement à cet influx. Il est tout à fait possible que le déplacement des habitants soit effectué dans un laps de temps très court et nous allons avoir besoin que d’importants moyens de transport soient mis à notre disposition le plus tôt possible. […] Nous ne doutons pas un instant des sentiments de fraternité et de compassion de nos frères en Galilée et vous disons d’avance merci".
Lettre de Meir Dizengoff à l’organisation des colonies de Galilée, Central Zionist Archives (CZA), J-90, File 141
Le décret avait été pris la veille. Il avait été lu par le gouverneur (kaimikam) de Jaffa au petit matin devant un public de juifs et d’Arabes dans le Saraya (siège du gouvernement) près du port. Il était ordonné à tous les habitants de Jaffa de quitter leurs domiciles pour se rendre où ils voulaient, mais il leur était interdit de se rendre à Jérusalem ou à Haïfa. L’ordre n’incluait ni les paysans des champs ni les employés des caves vinicoles de la colonie de Rishon Lezion ni les maîtres et les élèves de l’école agricole Mikv Israël. L’expulsion allait devoir s’effectuer immédiatement. Elle eut lieu le jour même et les habitants n’eurent pas le temps d’organiser leur départ.
Après le bombardement de Jaffa
La décision d’expulser les populations juives et arabes de Tel-Aviv doit être comprise dans le contexte de la Grande Guerre. En septembre 1916 il s’était produit un tournant sur le front palestinien avec l’échec de l’offensive germano-turque en direction du canal de Suez. Au début de 1917, les troupes britanniques s’emparèrent de Rafiah et se trouvèrent ainsi aux portes de la Palestine. La conquête du pays n’était plus qu’une question de temps. Un mois plus tard, le 22 février, des navires alliés se mirent à pilonner Jaffa.
C’est le bombardement de Jaffa qui fournit le prétexte pour l’expulsion de la population juive de Tel-Aviv : il se serait agi d’une mesure de protection de la population civile. Mais de fait, c’était bien d’une expulsion dans tous les sens du terme, et elle visait délibérément la population juive dans l’intention de nuire autant que possible au projet sioniste en Palestine. Nous en voulons pour principale preuve les exemptions accordées à la population arabe dont les juifs ne bénéficieront pas. Par exemple, le gouvernement ottoman n’inquiéta pas les Arabes qui se réfugièrent près de Jaffa, alors que les juifs furent contraints d’aller plus au nord, de sortir du district administré par Jérusalem (sanjak). D’ailleurs, les étrangers résidant alors en Palestine auront la permission de rester alors que les juifs parmi eux seront expulsés.
Donc, si l’ordre d’expulsion concernait en principe la population juive et arabe de Tel-Aviv-Jaffa, en réalité il visait les seuls juifs. La raison de cette discrimination est claire. Le gouvernement ottoman avait peur — à juste titre, il faut le dire — que dès que l’armée britannique aurait pénétré en Palestine, la population juive se joigne à elle. Au sein du Yishouv les expressions de déloyauté ne manquaient pas : on soupçonnait l’existence d’un réseau actif d’espionnage ; des régiments hébraïques s’étaient formés qui participaient activement au combat contre l’armée ottomane, et diverses déclarations désobligeantes avaient été prononcées à l’encontre de l’empire.
Dès que le kaimakan eut terminé de lire l’ordre d’expulsion, les juifs de Tel-Aviv et Jaffa se mirent à préparer leur voyage vers le nord. Au bout d’une semaine, Tel-Aviv était presque vidée de ses habitants. La population obéit à l’ordre d’expulsion à la lettre et il n’y eut aucune tentative de s’y opposer. Les dix mille habitants de Tel-Aviv acceptèrent docilement, paisiblement, d’abandonner leurs domiciles. Ils firent leurs paquets et quittèrent la ville. Bien entendu, il eut été inimaginable pour les habitants de Tel-Aviv de se lancer dans une confrontation violente avec l’armée ottomane dont l’issue eut été prévisible. Et pourtant il y aurait eu d’autre moyen d’amortir le choc.
Le long voyage vers le nord
Ce comportement docile suscite des questions et de l’étonnement, surtout quand on sait que si la population arabe a été expulsée aussi, elle a pu rapidement trouver les moyens de rentrer chez elle, à la différence de la population juive. Cette docilité était apparemment due à cette circonstance que la plupart des résidents de Tel-Aviv et Jaffa étaient des migrants juifs qui avaient déjà connu des expulsions en Europe de l’Est, ce n’était pas la première fois qu’un gouvernement les chassait de leurs foyers. Beaucoup étaient arrivés en Palestine suite aux pogroms de 1903-1906. Certains n’étaient pas là depuis longtemps, et les épreuves du passé étaient si profondément ancrées en eux que ce qui leur arrivait ne semblait être qu’un nouvel épisode pénible dans la vie du peuple juif. Les décrets et les expulsions, ils les avaient connus en Europe, et voilà que ça recommençait en Palestine. La population arabe, en revanche, qui n’avait pas cette habitude, s’enfuit dans les vergers autour de Jaffa pour y rentrer quelques jours plus tard.
Cet appel par lequel Dizengoff suppliait les Galiléens de venir en aide aux expulsés de Tel-Aviv sera entendu. Aussitôt des carrioles à cheval partirent de toutes les colonies de Basse Galilée pour aider les réfugiés à quitter Tel-Aviv. Un « comité de migration » fut créé afin de s’occuper des dispositions administratives pour les expulsés et soulager leur détresse. Parmi d’autres responsabilités, ce comité avait celle de s’assurer que les conducteurs des carrioles ne faisaient pas payer trop cher leurs prestations. Malgré ces efforts de modération, les coûts du transport des réfugiés de Tel-Aviv et Jaffa jusqu’aux colonies vont s’avérer beaucoup trop élevés pour eux. En conséquence le comité se mit à conseiller aux réfugiés d’utiliser les carrioles le moins possible et de prendre le train à la gare de Ras Al-Aïn pour aller vers le nord, jusqu’au village arabe de Samach au bord du lac de Tibériade.
Leur voyage s’effectua par étapes. Le premier arrêt fut Petah Tikva. Les plus aisés parmi les réfugiés, qui avaient les moyens d’y louer un appartement, s’y installèrent tandis que les plus pauvres étaient obligés de continuer jusqu’en Basse Galilée, région frontalière, isolée du cœur du Yishouv juif en Palestine et où sévissaient des maladies. Sur les 10 000 personnes expulsées de Tel-Aviv, environ 2 400 sont parvenues en Basse Galilée. C’était une population aux moyens modestes et comprenant beaucoup de personnes âgées, de femmes et d’enfants qui eurent beaucoup de mal à s’adapter aux conditions de vie en Galilée.
Le taux de mortalité parmi les réfugiés sera particulièrement élevé. À la veille de l’expulsion, le superviseur de l’hygiène aux services médicaux en Palestine, le docteur Krieger, avait assuré qu’il y aurait en chemin une importante augmentation du nombre de personnes affaiblies et malades. Selon ses calculs, « les maladies au campement des exilés vont emporter un quart de leur nombre » (Mordechai Ben Hillel Hacohen, Milhemet Ha-Amim (War of the Nations), Vol. 2, p. 550).
Des conditions de vie éprouvantes
En effet, les prévisions pessimistes du Docteur Krieger vont se confirmer. Quatre cent trente hommes, femmes et enfants (18 % de la population d’expulsés installée en Basse Galilée) mourront. Et le taux de mortalité sera encore plus élevé parmi les expulsés éparpillés dans le pays, atteignant jusqu’à 25 %. Il semble bien qu’il n’y eut pas une seule des familles expulsées de Tel-Aviv qui n’ait perdu au moins un membre pendant la période d’expulsion. Les causes de la mort sont nombreuses, par exemple la faiblesse et la vulnérabilité d’une population urbaine, les effets d’un climat nocif et surtout les mauvaises conditions d’hygiène qui répandent des maladies parmi les réfugiés.
Taux de mortalité parmi les réfugiés par tranche d’âge (en chiffres absolus et en pourcentage)
Ainsi, 22 % des morts étaient des enfants de moins de dix ans et 35 % avaient cinquante ans et plus. Donc, 60 % de ceux qui sont morts des diverses maladies qui affligeaient alors la Basse-Galilée étaient des enfants ou des personnes âgées.
À partir du nom des maladies dont les réfugiés sont morts, il est possible de déduire les souffrances endurées en Basse Galilée. Les personnes âgées avaient du mal à faire face aux nouvelles conditions de vie, ne pouvaient tout simplement pas tenir le coup et mouraient d’épuisement. Il y eut beaucoup de décès dus à la dysenterie et diverses sortes de maladies de l’estomac, du typhus et du choléra. La contamination était due à la saleté, aux aliments avariés et aux mauvaises conditions hygiéniques conduisant à la propagation de maladies. Les différentes variétés de typhus témoignent à elles seules des effroyables conditions de vie que connurent les réfugiés.
Le typhus abdominal est une maladie douloureuse et contagieuse du tractus digestif, propagée par les aliments et les boissons. Comme la plupart des réfugiés vivaient au bord du lac de Tibériade et se servaient de ses eaux pour leurs besoins divers, ils furent facilement contaminés par les bactéries (salmonelle) transmises par les aliments et les boissons. La contamination avait principalement lieu au cours des chaleurs de l’été. Le typhoïde ou typhus exanthématique, en revanche, est transmis par les poux, les puces et les piqûres d’autres insectes. Comme les réfugiés ne prenaient ni douches ni bains, et ne lavaient leurs vêtements ou ne les changeaient que rarement, leur corps était devenu comme un incubateur de ces parasites.
Au milieu du mois de juillet 1917, il semble que les habitants de la Tibériade et la population de réfugiés eurent à faire face à une crise proprement existentielle. Le premier cas de choléra fut décelé chez une jeune fille qui avait précédemment souffert de la fièvre typhoïde. On craignait une épidémie et on mit en œuvre des moyens de prévention. Les malades étaient isolés, les maisons désinfectées, et les réfugiés recevaient des injections « anti-choléra ». En plus des maladies, la santé mentale des réfugiés n’était pas bonne. C’étaient des citadins au style de vie « bourgeois », et ils avaient du mal à s’adapter au mode d’existence de cette région frontalière. La faim, les maladies, la lutte pour la survie les épuisèrent. Ils étaient dépourvus de tout, loin de leurs foyers, plongés dans une situation de désespoir et de confusion, l’avenir semblait bouché.
Le champ de bataille palestinien
Les années de la Grande Guerre furent très dures pour toute la population. Coupée des marchés internationaux, gouvernée par un cruel régime militaire qui cherchait à en extorquer le plus possible pour son effort de guerre, la Palestine devint une simple base arrière pour le champ de bataille. Quelque 65 000 soldats turcs furent stationnés en Palestine et en Syrie durant les pires années de la guerre, tandis que les forces expéditionnaires britanniques qui enlèveront ce territoire aux Turcs comptaient 90 000 hommes. Des batailles féroces eurent lieu à travers tout le pays, où la technologie militaire la plus moderne, les nouveaux types d’armes et les aéroplanes prirent toute leur part. Ce fut aussi pendant la guerre qu’on construisit un réseau de chemin de fer infligeant au paysage naturel des dommages considérables. Des forêts entières furent rasées pour obtenir le charbon de bois que l’on brûlait dans les locomotives à vapeur. Le régime militaire imposé par Djemal Pacha et ses aides ne fit qu’aggraver les méfaits de la guerre. L’armée turque confisqua les réserves alimentaires, recruta des travailleurs forcés, expulsa les gens de leurs maisons, imposa divers décrets et prononça de nombreuses condamnations à mort.
La situation du Yishouv juif en Palestine était particulièrement pénible. À la veille de la guerre, les juifs y étaient 85 000. À la fin de celle-ci, conséquence des expulsions, de l’exil forcé et du taux de mortalité, ils n’étaient plus que 50 000. Le Yishouv juif était coupé de ses sources financières. Le gouvernement militaire n’a pas seulement gelé le développement du Yishouv, il voulait supprimer l’entreprise sioniste. Seules des interventions auprès d’Istanbul des ambassadeurs d’Allemagne et des États-Unis (avant que ceux-ci n’entrent dans la guerre), et la crainte turque des effets sur l’opinion dans des pays amis de la Turquie empêcheront le gouvernement militaire de prendre contre le Yishouv des mesures draconiennes.
La Grande Guerre laissera bien des cicatrices parmi les nations, y compris dans la population juive de la Palestine. Mais l’expulsion des juifs de Tel-Aviv et Jaffa doit être perçue à la lumière des autres expulsions ayant eu lieu au cours de la guerre. Dans une perspective plus large, il ne semble pas qu’ils aient souffert davantage que d’autres. Des millions de personnes ont été tuées au cours de cette guerre violente et barbare et les victimes d’expulsions en font partie.
Certes, cette période d’expulsions fut l’une des plus pénibles qu’aient connue les juifs du Yishouv. D’un autre côté, pour le mouvement sioniste, cette époque aura été celle de ses plus grands triomphes, puisque le 2 novembre 1917, par la déclaration Balfour, le Royaume-Uni envisageait « favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Il est peu probable que cet optimisme diplomatique soit parvenu aux oreilles de ceux qui avaient été expulsés de Tel-Aviv et Jaffa et qui étaient au fin fond du désespoir. La guerre se terminera en octobre 1918. La Palestine avait été conquise par l’armée britannique et les réfugiés pouvaient rentrer chez eux reprendre le fil de leur vie.
Gur Alroey
In English : The Expulsion of the Jews from Tel Aviv-Jaffa to the Lower Galilee, 1917-1918
Gur Alroey
Professeur associé au département d’études sur Israël (Israel Studies) de l’université d’Haïfa. Il a publié cinq livres sur la migration juive de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et sur l’idéologie du territoire ; ainsi que plusieurs articles. Dernier ouvrage paru : An Unpromising Land : The Jewish Migration to Palestine in the Early Twentieth Century, Stanford University Press, 2014.
source : Orient XXI
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