Méprisés même dans la mort : les Palestiniens s’insurgent contre les « cimetières des nombres »
Quelque 250 Palestiniens désignés par Israël comme « ennemis morts » seraient enterrés dans ces fosses communes où l’emplacement des défunts est marqué par de simples panneaux chiffrés
Des Palestiniens, dont Azhar Abou Srour (centre), mère d’un jeune homme enterré dans un « cimetière des nombres », ont manifesté vendredi 15 septembre dans le camp de réfugiés d’Aïda contre la décision du gouvernement israélien d’enterrer quatre autre Palestiniens dans ces cimetières anonymes (MEE/Chloé Benoist)
« Je suis toujours triste pour mon fils. Il me manque tout le temps, pour toujours », confie Azhar Abou Srour, les yeux rougis par l’émotion. « Mais ce serait une grande victoire pour moi de pouvoir effectuer les derniers rites pour lui. »
Depuis que son fils, Abd al-Hamid, alors âgé de 19 ans, est mort en détonnant un explosif dans un bus à Jérusalem en avril 2016, blessant une vingtaine de personnes, Azhar Abou Srour est devenue l’une des figures les plus reconnaissables parmi les familles palestiniennes qui luttent pour que les corps de leurs proches leur soient rendus.
Neuf familles palestiniennes, dont celle d’Abd al-Hamid, ont saisi les tribunaux israéliens il y a plusieurs mois pour obtenir les corps de leurs proches et enfin pouvoir les enterrer décemment.
Mais cette bataille a pris un nouveau tournant lorsque le gouvernement israélien a annoncé mercredi dernier qu’au moins quatre Palestiniens ‒ Abd al-Hamid, Mohammed Tarayra, Mohammed al-Faqih et Rami Awartani ‒ avaient été enterrés dans des « cimetières des nombres » suite à une décision de l’armée et du ministère de l’Intérieur, et ce alors que leurs cas attendent toujours une décision de la Cour suprême israélienne.
« Israël enterre des Palestiniens dans un ‘’cimetière des nombres’’ au mépris de l’appel en cours »
« Je n’ai appris la nouvelle que lorsqu’une autre famille m’a appelée après l’audience judiciaire mercredi. Aucun officiel ne m’a contactée », a déclaré Azhar Abou Srour à Middle East Eye. « On ne s’y attendait vraiment pas. »
La politique israélienne de confiscation des corps de Palestiniens tués en effectuant des attaques contre des Israéliens ou suspectés d’avoir commis de telles attaques date d’au moins 1967, selon Hamoked, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme.
Aucune documentation publique n’existe sur le nombre de corps détenus par Israël, mais la pratique s’est intensifiée depuis le début de « l’Intifada de Jérusalem » à l’automne 2015, et ce malgré les avertissements de l’armée israélienne, qui préviennent que de tels procédés ne font qu’attiser le courroux de la population palestinienne.
Un traitement « dégradant et négligent »
La vaste majorité des corps confisqués depuis deux ans ont été réfrigérés, d’où la surprise et la consternation des familles des quatre Palestiniens enterrés dans ces cimetières anonymes lorsqu’elles ont eu connaissance de l’imposition de cette mesure perçue comme significativement plus permanente.
« On ne comprend pas comment cette décision a pu être prise sans préavis », a déploré Azhar Abou Srour. « Si nous avions su à l’avance, nous aurions pu faire quelque chose. Mais jusqu’à maintenant, rien n’est clair. »
Ces cimetières des nombres, deux sites militaires israéliens où le Comité palestinien des affaires des prisonniers estime que quelque 250 Palestiniens désignés par Israël comme « ennemis morts » sont enterrés, doivent leur nom au fait que les corps sont mis en terre dans une fosse commune, l’emplacement des morts étant marqué par de simples panneaux chiffrés.
Hamoked avait déjà tiré la sonnette d’alarme dans un dossier publié en 1998, décrivant le traitement des corps de Palestiniens dans les cimetières des nombres israéliens comme « dégradant et négligent ». L’organisation avait notamment rapporté de nombreux cas où les corps étaient enterrés à la va-vite, mal enveloppés dans des sacs mortuaires, sans presque aucune mesure pour pouvoir correctement les identifier au cas où ils seraient plus tard restitués à leurs proches.
« Ceci est non seulement inhumain, c’est une forme déplorable de punition collective, et une cruauté envers les familles qui font le deuil de leurs proches »
- Hanan Ashrawi, membre du comité exécutif de l’OLP
D’après les protocoles additionnels aux conventions de Genève, les restes de personnes « décédées pour des raisons liées à une occupation ou lors d’une détention résultant d’une occupation ou d’hostilités […] doivent être respectés », et les autorités au pouvoir sont tenues de faciliter le retour des corps à leurs familles.
L’annonce de l’enterrement a suscité de vives réactions dans les territoires palestiniens, dont celle de Hanan Ashrawi, membre du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui a dénoncé la décision « dans les termes les plus forts ».
« Un tel pas constitue un flagrant mépris pour la vie et le caractère sacré de la mort, et marque une nouvelle violation du droit international et du droit international humanitaire », a-t-elle déclaré jeudi. « Ceci est non seulement inhumain, c’est une forme déplorable de punition collective, et une cruauté envers les familles qui font le deuil de leurs proches. »
Plusieurs démonstrations ont eu lieu en Cisjordanie pour dénoncer le transfert des corps aux cimetières des nombres. Vendredi, une cinquantaine de personnes ont manifesté devant une base militaire israélienne contigüe au camp de réfugiés d’Aïda, à Bethléem, avant d’être dispersés par les soldats à grand renfort de gaz lacrymogène et de grenades sonores.
L’impact de la décision unilatérale d’enterrer les corps reste encore flou.
Ni les ministères israéliens de l’Intérieur, de la Justice, de la Défense et de la Sécurité publique, ni l’armée israélienne n’ont répondu aux demandes de commentaires formulées par Middle East Eye.
Bras de fer entre la Cour suprême et le gouvernement
Akram al-Ayasa, un porte-parole du Comité palestinien des affaires des prisonniers, a déclaré lundi à MEE que la Cour suprême israélienne « n’a pas réagi positivement » à la décision unilatérale du gouvernement d’enterrer les quatre Palestiniens alors que les juges avaient rejeté une telle requête de la part du parquet général en mars.
Ce dernier développement illustre le bras de fer intra-israélien entre la Cour suprême, qui depuis des mois demande aux autorités israéliennes des preuves de la nécessité de confisquer les corps des Palestiniens, et le gouvernement, qui soutient que les corps de Palestiniens soupçonnés d’être affilié au Hamas pourraient servir de monnaie d’échange lors d’un éventuel accord avec le mouvement islamiste, qui détiendrait les dépouilles d’au moins deux soldats israéliens depuis la guerre de Gaza de 2014.
Une plaque érigée dans le cimetière du camp de réfugiés d’Aïda à la mémoire d’Abd al-Hamid Abou Srour, dont le corps était confisqué par Israël depuis un an et demi et qui a été récemment enterré dans un « cimetière des nombres » (MEE/Chloé Benoist)
Azhar Abou Srour réfute cette logique. « [Israël] a déjà enterré 246 corps dans ces cimetières et détient 7 000 prisonniers [palestiniens] », a-t-elle observé. « Pourquoi auraient-ils besoin de quatre de plus ? »
Elle rejette également l’argumentation israélienne selon laquelle la confiscation des corps sert à dissuader les Palestiniens de commettre des actes de violences envers Israël.
« Si quelqu’un veut aller à sa mort, s’il a cette idée en tête, est-ce qu’il pense à son corps ? Jamais »
- Azhar Abou Srour, mère d’un Palestinien enterré dans un « cimetière des nombres »
« Depuis le début de l’intifada [de 2015], beaucoup de corps ont été confisqués. Mais est-ce que l’Intifada s’est arrêtée ? », a-t-elle demandé. « Si quelqu’un veut aller à sa mort, s’il a cette idée en tête, est-ce qu’il pense à son corps ? Jamais. »
Malgré ce nouvel obstacle, Azhar Abou Srour, qui ne porte plus que du noir depuis la mort de son fils, reste déterminée à récupérer les restes d’Abd al-Hamid.
« Tous les jours, j’ai espoir. Sans espoir, j’aurais arrêté de me battre. Mais je n’arrêterai jamais. »
Source : Middle East Eye