Mobilisation propalestinienne à Sciences Po : « Tout cela peut prendre feu s’il n’y a aucune attitude de dialogue », selon le politiste Bertrand Badie

dimanche 5 mai 2024

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Manifestation pour la paix à Gaza à l’appel de nombreuses organisations, devant le Panthéon, à Paris, le 3 mai 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

L’engagement des étudiants est la marque d’une "jeunesse mondialisée", à l’écoute du monde, qui s’inscrit "davantage dans un phénomène d’identification "aux causes des conflits que d’allégeance", explique le politiste Bertrand Badie, dans un entretien au "Monde" Propos recueillis par Soazig Le Nevé

Vendredi 3 mai, le campus parisien de Sciences Po a une nouvelle fois été évacué. Pour le politiste et spécialiste des relations internationales Bertrand Badie, qui y a enseigné pendant plus de cinquante ans, la voie de la répression n’est pas la bonne. Selon lui, il ne faut pas négliger la volonté exprimée par des étudiants de s’identifier à des causes internationales, même éloignées, et y voir un « engagement  », plutôt que d’emblée les juger « extrémistes ou radicaux ».

Vous avez participé à un débat, le 30 avril à Sciences Po, intitulé « Gaza et notre monde  », auquel étaient conviés les étudiants mobilisés du comité Palestine. Qu’avez-vous pensé des échanges ?

J’y suis allé avec une certaine appréhension mais ce fut une très bonne surprise. Les étudiants étaient extrêmement impliqués, dans un calme absolu, sans aucune banderole ni forme de manifestation visant à troubler les exposés. Cela m’a rappelé les amphis d’antan, attentifs, les questions posées par les étudiants n’étaient jamais violentes, mais toujours relatives à de vrais sujets de débat.

Dans mon intervention, j’ai rappelé que la nature des conflits internationaux avait profondément changé et que le conflit qui oppose maintenant un Etat à des acteurs non étatiques prend une connotation qui défie la théorie classique de la guerre. Il s’agit de conflits d’une nature nouvelle, marqués du sceau d’une domination et d’une humiliation subies, tels qu’on les a connus avec la décolonisation ; ils mettent en situation des oppositions violentes entre des acteurs qui ne sont pas institués – comme c’est le cas des organisations palestiniennes – et qui dérivent vers des formes de violence terroriste.

J’ai fait un parallèle avec la guerre d’Algérie : à Philippeville [Skikda aujourd’hui], en 1955, il y a eu des massacres d’une horreur similaire à celle qu’a connue Sdérot le 7 octobre [2023, lors de l’attaque du Hamas contre Israël]. Puis, une répression tout aussi sanglante et aveugle qui a abouti non pas à éradiquer le FLN, mais à le renforcer.

Les Etats ont du mal à s’adapter à ces nouvelles formes de conflits : le relais est couramment pris par des dynamiques sociales comme celles qu’on observe sur les campus universitaires en ce moment. En cela, le phénomène vécu à Sciences Po n’est pas isolé, il exprime cette appropriation sociale des questions internationales qui a aujourd’hui une capacité certaine de peser sur l’évolution même des politiques étrangères des Etats, comme on l’a vu aux Etats-Unis à propos du Vietnam et comme on l’observe encore aujourd’hui face aux embarras de Biden…

Depuis le début de l’année, Sciences Po a enregistré onze signalements pour des faits pouvant relever de l’antisémitisme, contre trois en 2023. Comment l’expliquer ?

Sans connaître ces différents dossiers, je ne peux pas m’exprimer. Mais cela fait cinquante-six ans que je suis quotidiennement dans les couloirs de Sciences Po et que je rencontre des étudiants. J’en ai eu pas moins de 20 000 en face de moi… Et jamais je n’ai entendu de propos antisémites. En revanche, j’ai pu en trouver dans le discours de certains collègues, ailleurs qu’à Sciences Po. J’ai moi-même été traité de « youpin  » et, au début des années 1980, j’ai trouvé une étoile juive gravée sur ma porte à l’université de Clermont-Ferrand !

En début de semaine, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a utilisé dans un tweet des images de la mobilisation à Sciences Po et lui a apporté son soutien. Est-ce une forme d’ingérence iranienne dans la mobilisation étudiante ?

Dans notre société mondialisée, tout acteur politique, où qu’il soit, va chercher des aubaines de récupération. Mais attention à ne pas avoir une image inversée : ce qui compte, ce n’est pas la récupération mais la démarche originelle. Lorsque j’ai dialogué avec les étudiants, je n’ai pas entendu parler une seule fois de Khamenei qui est hors des radars de la plupart de ces jeunes. Qu’il y ait de la récupération, que des entrepreneurs de violence se saisissent de situations de cette nature est une réalité. Mais si les étudiants ne rencontrent que de l’incompréhension, voire de la haine, face à eux, c’est justement une aubaine supplémentaire qu’on offre généreusement à ces entrepreneurs de violence.

Avec des grèves de la faim entamées jeudi, la mobilisation à Sciences Po est chaque jour plus extrême… Jusqu’où ?

Le terme « extrême  » me gêne. Avec cette forme nouvelle de conflictualité, avec cette grande visibilité qu’on a désormais sur le monde, on assiste, surtout dans une jeunesse mondialisée et sensible à la souffrance, à des effets rapides d’identification aux causes qui animent les conflits ensanglantant la planète : l’implication de chacun est beaucoup plus forte que jadis. Les conflits ne sont plus la seule affaire du diplomate et du soldat, comme on le disait avant. Ce phénomène est universel et ne date pas du conflit entre Israël et la Palestine : il débouche sur des formes d’engagements qui doivent être considérés comme tels avant d’être jugés extrémistes ou radicaux.

Les jeunes ont une position particulièrement en pointe comme ils l’ont eue lors de la guerre du Vietnam, car ils sont plus sensibles aux grandes questions du monde que leurs aînés, qui ont à l’esprit des problèmes économiques et sociaux, des difficultés concrètes de la vie quotidienne. On sous-estime à quel point la nouvelle génération est mondialisée, c’est-à-dire dans le monde, ce que nous, nous découvrions alors à peine après 1968, avec Che Guevara, Ho Chi Minh, Yasser Arafat… Cette volonté de s’identifier à des causes internationales, même éloignées, est un phénomène tout à fait remarquable qu’il ne faut pas sous-estimer dans les relations internationales d’aujourd’hui. On est davantage dans un phénomène d’identification que d’allégeance.

Y a-t-il d’autres moteurs de cette indignation ?

Deux éléments peuvent participer à radicaliser un tel mouvement : le cynisme qui caractérise chroniquement la conduite des relations internationales et l’indifférence toute particulière nourrie par les Etats à l’égard de la question palestinienne qui a été placée sous la table depuis près de vingt-cinq ans. Le 7 octobre, on s’est indignés, et c’était totalement légitime, alors qu’on s’indigne à peine des 35 000 morts à Gaza.

Ensuite, s’ajoutent bien sûr des paramètres plus personnels propres à chacun, l’histoire familiale, les expériences individuelles, les orientations politiques de chacun. Il n’y a rien qui paraisse dramatique, ni exceptionnel, ni véritablement transgressif dans cette réalité. Si à 20 ans aujourd’hui on ne réagit pas de la sorte, on est déjà vieux avant de l’être ! Il y a un vrai risque que tout cela prenne feu s’il n’y a aucune attitude de dialogue, de compréhension et de reconnaissance.

En recourant au symbole des « mains rouges », qui rappelle le lynchage de deux réservistes israéliens en Cisjordanie en 2000, sans savoir à quoi il pouvait renvoyer ou en estimant qu’il avait un usage universel, ces étudiants font-ils preuve d’une méconnaissance condamnable ?

Je ne connais pas l’âme profonde de chacun. Si j’avais trouvé la moindre trace d’antisémitisme lors de mes échanges avec les étudiants du comité Palestine, ils m’auraient entendu et j’aurais quitté l’amphithéâtre. Cela aurait gâché ce qu’il peut y avoir de noble dans leur mobilisation. Il est dangereux de faire des procès d’intention à ces étudiants car, dans le domaine de la politique internationale comme en politique de façon plus générale, tout est subjectif, tout dépend de la manière dont chacun vit les événements et retranscrit sa réaction : je suis convaincu que cette retranscription n’avait aucune visée malveillante.

Qui peut se permettre de s’ériger en étalon de ce que doit être un jeune de 20 ans ?

Les étudiants mobilisés réclament qu’un groupe de travail fasse le point sur les partenariats économiques et académiques de Sciences Po en Israël. Est-ce légitime ?

Les partenariats constituent un vrai débat, et pas seulement pour Sciences Po. Les mêmes demandes viennent des campus américains. Nous vivons un temps où, à chaque événement international d’ampleur, se met en route une dynamique de sanctions et de cessation de partenariat. Cela a été très net envers la Russie, et il est tout à fait légitime qu’on débatte de la possibilité de procéder aux mêmes pratiques avec l’Etat d’Israël qui mène une action militaire extrêmement robuste et qui défie des lois du droit international jusqu’à faire l’objet d’une plainte jugée recevable par la Cour internationale de justice.

Les établissements d’enseignement supérieur doivent-ils prendre position sur les conflits internationaux ?

Une université est une communauté humaine, et on ne peut pas empêcher que cette communauté débatte, se prononce soit unanimement, soit pour faire valoir les différences qui s’y sont exprimées. Telle est la loi de la démocratie. Ces événements tragiques ont amené la jeunesse à réfléchir et à prendre position. Sciences Po a exprimé une condamnation très nette et légitime des actes terroristes du Hamas du 7 octobre. On peut donc admettre que, alors qu’on compte plus de 35 000 morts à Gaza, une prise de position de même nature puisse être portée. En quoi cela serait-il choquant ?

Dans les sociétés du Sud, l’inégalité de traitement est ressentie douloureusement et peut avoir pour conséquence d’élever le niveau d’amertume, pouvant conduire jusqu’à la rage. Il faut savoir affirmer le principe le plus sacré de l’humanité : une vie vaut une autre vie et une mort vaut une autre mort. C’est la boussole de toute l’éthique humaine.

Source  : LE MONDE
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