Palestine et monde arabe. Qui est responsable de la défaite ?
La réunion de la Ligue arabe du 9 septembre a révélé un changement qualitatif dans la position arabe officielle sur la Palestine, avec le refus de tenir une réunion d’urgence pour débattre de la normalisation entre les Émirats arabes unis et Israël. Cette inquiétante évolution a des racines anciennes et la direction palestinienne porte une part de responsabilité.
Naplouse, 15 septembre 2020. — Manifestation contre les décisions des Émirats arabes unis et de Bahreïn de normaliser leurs relations avec Israël. « L’histoire ne glorifiera que ceux qui sont fidèles à la Palestine et à sa cause », dit le texte de la banderole - Jaafar Astiyeh/AFP
Pour quelles raisons la position arabe officielle à l’égard du problème palestinien s’est-elle détériorée à ce point ? La déliquescence de la position palestinienne en est-elle responsable ? À moins qu’elle ne soit due à l’absence d’un projet arabe unificateur et d’un pays arabe leader après la chute en cascade de régimes ayant aspiré à jouer ce rôle ? Cette dégradation aurait-elle ainsi facilité l’émergence d’une ère de domination saoudienne et le renforcement du rôle des petits pays (c’est-à-dire les Émirats arabes unis) ?
La dégradation de la position palestinienne officielle a commencé lors des préparatifs d’un règlement négocié dans la perspective des accords d’Oslo (1993). Elle est largement le produit de la pression arabe exercée sur la direction palestinienne, surtout après la guerre de 1973, l’exhortant à monter dans le train du règlement politique avant qu’il quitte la gare, à remplacer le programme du retour des réfugiés et de libération par un projet de création d’un État palestinien sur les territoires occupés en 1967.
1967, une date fondatrice
La défaite de juin 1967 est à l’origine de cette dérive arabe et constitue l’élément fondateur qui a conduit à la série d’effondrements de la position commune. Ses conséquences désastreuses ont donné naissance à une formule appelant à effacer les traces de la guerre et à accepter la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies (22 novembre 1967) qui n’abordait pas la cause palestinienne. Cette résolution a ignoré la racine du conflit, à savoir l’établissement de l’État israélien aux dépens du peuple palestinien sur 78 % de son territoire, contournant ainsi la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies (22 novembre 1947) sur le partage, qui prévoyait l’établissement d’un État arabe sur 44 % de la superficie de la Palestine historique, tout en accordant 55 % à « l’État juif », et la résolution 194 de l’Assemblée générale qui établissait le droit au retour et à la compensation des réfugiés. La pression arabe sur les dirigeants palestiniens pour qu’ils acceptent les résolutions 242 et 338 (adoptées en 1973) du Conseil de sécurité des Nations unies s’est poursuivie et intensifiée en dépit du fait qu’elles ne traitaient pas du problème palestinien.
L’évolution de la position palestinienne n’a pas commencé en 1974 avec la proposition de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de créer une autorité nationale ayant compétence sur chaque pouce de territoire libéré ; ni en 1988 avec l’adoption d’un programme consacré à la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Après tout, une approche progressive et par étapes pour parvenir à ses objectifs est la règle en histoire chaque fois que le rapport des forces ne permet pas d’aller plus loin. L’origine de la dérive réside plutôt dans la perception que cela ne peut se faire qu’en abandonnant le projet national, en se soumettant à des négociations, en offrant des concessions sans contrepartie, en apportant la preuve d’un comportement exemplaire et en croyant qu’il est possible de parvenir à un règlement négocié sans moyen de pression, ce qui est pourtant la seule façon de progresser à chaque étape d’un cheminement vers la réalisation de tous ses objectifs.
Tomber dans le piège du règlement négocié sur la base d’une perception erronée qui voudrait que le mouvement sioniste et son incarnation, Israël soient prêts à accepter un compromis historique sur la partition de la terre de Palestine sans être capables de modifier l’équilibre des forces, nous a conduits à faire de successives concessions pour convaincre nos ennemis d’accepter un règlement négocié.
Israël gagne sans contrepartie
Les Palestiniens en sont venus à accepter les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité dans le cadre de l’initiative de paix que le Conseil national palestinien de l’OLP a approuvée en 1988, sans même les mettre en corrélation avec le projet national de base, et encore moins accepter d’autres résolutions internationales, notamment les résolutions 181 et 194 de l’Assemblée générale des Nations unies. En d’autres termes, le programme de libération et de retour a été remplacé par le projet d’État. Israël y a gagné le droit d’exister dans le cadre des accords d’Oslo, sans reconnaissance réciproque des droits des Palestiniens, y compris celui de créer leur propre État, perspective renvoyée à d’ultérieures négociations.
Tout cela montre bien que la régression arabe officielle a précédé la régression palestinienne officielle, celle-ci justifiant celle-là. La régression est mauvaise et condamnable. La régression palestinienne l’est d’autant plus qu’elle porte atteinte aux droits et aux intérêts fondamentaux des Palestiniens. La signature des accords d’Oslo aura constitué l’apogée de cette régression.
Au départ, les gouvernants arabes avaient adopté le slogan de la libération de la Palestine et décidé la création de l’OLP (en 1964) sur la base du programme de libération et du retour ; après 1967, le sommet de Khartoum a entériné les « trois non » du président Gamal Abdel Nasser et de Khartoum (pas de négociations, pas de paix, pas de reconnaissance d’Israël). Puis on est passé de la volonté collective d’effacer les traces de l’agression à la recherche d’un règlement arabe collectif dans le cadre de conférences internationales telle que la conférence de Genève (1973), avant de passer à des accords de paix unilatéraux, comme celui signé entre l’Égypte et Israël (accords de Camp David de 1978) en tentant de camoufler cette capitulation avec un plan d’autonomie palestinien. Puis on a assisté aux accords d’Oslo et au traité de paix jordanien (Wadi Araba de 1994). Enfin, l’Initiative de paix arabe (2002) a constitué l’une des phases essentielles des renoncements arabes à laquelle a contribué la direction palestinienne.
L’initiative de paix arabe de 2002 a été introduite sous couvert d’une recherche d’un règlement collectif équilibré alors qu’Israël n’y était ni préparé ni favorable, ce qui réduisait cette initiative à n’être qu’une étape de plus sur la voie des concessions. Elle a également été conçue pour expier le péché des Saoudiens qui ont pris part aux attaques du 11-Septembre (15 Saoudiens sur un total de 19 personnes impliquées). L’Arabie saoudite a obligé la Ligue arabe à préparer une reconnaissance et une normalisation complètes avec Israël en échange de son retrait des territoires arabes occupés en 1967 et d’un accord sur une solution juste et agréée de la question des réfugiés, ce qui impliquait de laisser le sort des réfugiés entre les mains d’Israël. Il est révélateur qu’au lendemain de l’approbation de l’Initiative de paix arabe, Ariel Sharon, alors premier ministre d’Israël, a conduit une attaque contre l’Autorité palestinienne (AP), conduisant au siège de Yasser Arafat et à son assassinat, tout comme l’agression de 1982 contre l’OLP au Liban avait été lancée moins d’un an après la signature du traité de paix entre l’Égypte et Israël.
Les bouleversements de la région
Pour comprendre ce qui s’est passé ces dernières années et notamment depuis la signature des accords d’Oslo, il faut prendre en compte un certain nombre d’événements majeurs. Cela va de la guerre Iran-Irak (1980/1988), en passant par l’occupation du Koweït par l’Irak (en 1990) puis l’occupation de ce même Irak (en 2003) et la volonté de créer « un nouveau Moyen-Orient », les trois attaques militaires israéliennes contre Gaza, l’occupation persistante avec la judaïsation, la colonisation, les déplacements et les plans d’annexion en Cisjordanie, auxquels s’ajoutent de fréquentes tentatives lors des sommets arabes pour modifier ou inverser l’Initiative de paix arabe de telle sorte que la normalisation précède le retrait des territoires, sous prétexte que cela pourrait inciter Israël à accepter la paix. Tout cela pour dissimuler la vraie raison qui était de changer les priorités et de constituer une alliance américano-israélo-arabe contre l’Iran. C’est précisément le contraire qui s’est produit et Israël a opté pour une approche plus dure.
Le danger des décisions émiriennes et bahreïnies et de leurs répercussions est qu’elles ne se contentent pas d’inverser l’initiative de paix de telle sorte que la normalisation et la reconnaissance aient lieu avant le retrait, mais qu’elles soient plutôt adoptées sans aucune perspective de retrait israélien. C’est d’autant plus clair qu’elles ne mentionnent pas la fin de l’occupation, l’arrêt de la colonisation, la question des réfugiés, ni l’engagement d’Israël à l’égard de l’État palestinien. En fait, tout ce que les « normalisateurs » arabes ont obtenu, c’est le report de l’annexion qui de toute façon était déjà acquis pour d’autres raisons. En outre, ils ont inscrit ces mesures dans le cadre de la vision du président Donald Trump d’un règlement palestinien/israélien, ce qui équivaut à une approbation américaine des conditions et des diktats de l’extrême droite israélienne. En fait, la normalisation et une alliance arabe faciliteront la création du « Grand Israël ».
Sortir des accords d’Oslo
Le fait que les Palestiniens aient fait des concessions gratuites dans le passé, allant jusqu’à la reconnaissance et la normalisation, ne justifie pas que l’on continue sur la même voie et que l’on signe les accords d’Oslo en laissant le champ libre à la normalisation arabe tout en se raccrochant perpétuellement à l’espoir d’un accord négocié qu’Israël a mis à mort depuis longtemps. Israël a adopté une politique de gestion du conflit et non de solution du conflit jusqu’à ce que les positions américaines et israéliennes évoluent sous l’ère Trump/Nétanyahou et que la politique israélienne devienne celle du fait accompli sur le terrain qui, désormais, est la seule solution opérationnelle.
Benyamin Nétanyahou n’a à la bouche que le slogan « paix contre paix » — sans qu’il soit mis fin à l’occupation — pour le remplacer par la formule « la terre contre la paix », se vantant qu’elle ait porté ses fruits avec les Émirats et le Bahreïn, allant jusqu’à confirmer que le plan d’annexion est toujours d’actualité alors que l’encre de l’accord tripartite États-Unis-Israël-Émirats arabes unis n’était pas encore sèche. En d’autres termes, la normalisation et la reconnaissance conduiront tôt ou tard les « normalisateurs » à accepter la solution israélienne au conflit historique.
Compte tenu de ce qui précède, les « normalisateurs » ont un besoin de plus en plus urgent d’une couverture palestinienne, car ils se rendent compte que tout ce qu’ils ont accompli restera menacé tant qu’ils ne l’obtiendront pas. Ils continuent donc à utiliser la tactique de la carotte et du bâton pour persuader le peuple palestinien et ses dirigeants de rejoindre le mouvement. Ou sinon ils s’efforceront de remplacer les dirigeants palestiniens par des personnalités prêtes à capituler. Ou encore ils chercheront une couverture arabe qui exclut les Palestiniens.
Pour contrer ces tentatives de liquidation de la cause palestinienne, il faut une unité palestinienne forte, fondée sur un véritable partenariat et une nouvelle vision et stratégie qui entraînent un changement complet de nos approches, de nos politiques, de nos institutions et de notre personnel politique. Il ne suffit pas de menacer de dissoudre ou de démanteler l’AP, ni de brandir l’unité et la résistance populaires. Nous devons préparer le terrain pour nous libérer des contraintes des accords d’Oslo, cesser de reconnaître Israël, changer l’AP, reconstruire (et non rafistoler) les institutions de l’OLP et mettre en place les bases d’une présence populaire durable porteuse d’efficacité, de fermeté et de résistance.
Nous devons renoncer à la stratégie de survie, d’attente et de réactivité. Nous devons cesser de vouloir compter sur les autres, sur la victoire de Joe Biden ou sur la chute de Nétanyahou. Il nous faut adopter une stratégie proactive qui nous donnera les moyens d’appréhender les nouveaux développements et les nouvelles réalités plutôt que de les ignorer, et qui serait animée d’une aspiration au changement plutôt qu’à la soumission.
Dans cet esprit, il n’est pas nécessaire de se retirer de la Ligue arabe, ce qui ne ferait qu’exacerber l’isolement de la Palestine et permettrait à la Ligue dans son ensemble et à ses États membres individuellement d’agir plus rapidement en faveur de la normalisation. Notre devise doit plutôt être la relance de la Ligue arabe détournée de son but originel qui était la défense des intérêts de la Palestine. La Ligue doit retrouver ses vraies valeurs.
S’inscrire dans un monde nouveau
Quelques esprits confus soutiennent que les Arabes ont trahi la cause palestinienne en 1948, précipitant la Nakba, et qu’ils continuent de la trahir. Ce n’est pas vrai. La trahison de 1948 a entraîné la révolution égyptienne (1952) et les changements dans le monde arabe qui ont transformé la réalité. C’est la raison pour laquelle s’est produite l’agression de 1967. Mais celle-ci a déclenché la seconde révolution palestinienne, la rébellion contre cette défaite, jusqu’à ce qu’elle soit peu à peu vidée de son contenu au fil du temps après la guerre de 1973.
L’espoir est là. Nous avons encore beaucoup de choses sur lesquelles nous pouvons compter ; tout d’abord, le peuple palestinien, sa volonté de rester inébranlable et de poursuivre la lutte dans son pays et dans la diaspora. S’y ajouteront ensuite les crises et les polarités au sein de la société israélienne provoquées par son extrémisme grandissant, son expansionnisme, son agression, son racisme et son refus de compromis. Cela incitera les Palestiniens et le monde à se retourner contre Israël — même si cela doit prendre du temps — et rendra plus difficile la vie des « normalisateurs » et des nouveaux collaborateurs d’Israël.
Le bilan d’Israël prouve que le pays prend, mais ne donne pas, domine, mais ne partage pas. Il ne se battra pas au nom des Arabes. En fait, il abandonnera ses alliés arabes. Aux frontières de l’Iran, les Émirats, Bahreïn et les pays du Golfe paieront un lourd tribut dans tout conflit à venir, qu’il soit politique, militaire ou économique.
Israël n’est pas la seule puissance de la région. Il a de solides rivaux en Iran et en Turquie, sans parler de la Chine, de la Russie, de l’Europe, de l’Inde et du Japon. Sans parler de la guerre froide sino-américaine ni de la pandémie de coronavirus, avec ses répercussions politiques et économiques sur l’ensemble de l’ordre mondial. La région et le monde sont en mutation, et nous devons rester déterminés et procéder aux changements nécessaires pour prendre la place qui nous revient sur la nouvelle carte du monde.
Hani Al-Masri
Directeur deMasarat, le Centre palestinien pour la recherche sur les politiques et les études stratégiques. Il a publié un grand nombre d’articles, de travaux de recherche et de documents d’orientation dans des magazines et journaux palestiniens et arabes, notamment Al-Ayyam et As-Safir. Auparavant, il a été directeur général du département des publications au ministère palestinien de l’information et membre de la Commission du dialogue tenue au Caire en 2009.
Traduit de l’anglais par Christian Jouret.
Orient XXI