Robert Kissous, un homme engagé
De la « libération des peuples du Tiers-monde » au militantisme politique et syndical : parcours d’un homme de convictions qui préside aujourd’hui l’Association France Palestine Solidarité de l’Hérault.
La parole, Robert Kissous la prend souvent, au point d’être devenu une personnalité bien connue du monde militant et associatif montpelliérain. Mais là c’est différent. Au milieu du va-et-vient de ce café de la place de la Comédie, le président de l’Association France Palestine Solidarité 34 se retrouve face à un drôle d’exercice. Aux frontières de la pudeur, qu’il a grande. Ce qu’il doit raconter, livrer, mettre en mots, c’est lui. Cette vie qu’on lui a si souvent soufflé d’écrire. Il y a pensé. A essayé. Puis laissé se rendormir l’envie. Pourtant jamais éteinte...
Cet après-midi là, Robert Kissous a balayé, en quelques mots, le ciel pluvieux de Montpellier pour retrouver celui du Caire, qui l’a vu naître en 1944. Ainsi que ses cinq frères et soeurs. « Je suis d’origine juive. Je le dis parce que dans le pays où je suis né, ça comptait. En Egypte, on disait : je suis juif, je suis chrétien, je suis copte... », rapporte-t-il. « Pour les autorités égyptiennes, en tant que juifs, on n’était pas considérés comme 100% Egyptiens », se souvient-il.
« C’était le Tiers-monde qui se levait »
Il a 12 ans quand survient, en 1956, « l’agression franco-anglo-israélienne » suite à la nationalisation du canal de Suez par Nasser. Une situation qui poussera ses parents, comme des milliers d’autres familles en quelques années, à quitter leur pays natal. Après avoir hésité avec le Brésil, son père optera finalement pour la France. « Ce qui lui plaisait, c’était qu’on pouvait y mener des études. Il avait un grand respect pour le savoir. Lui-même aurait voulu étudier, mais il était d’un milieu trop modeste. »
C’est dans cette période troublée que la politique fait irruption dans la vie de celui qui est encore à peine adolescent. « A l’époque, j’étais Nasserien ! C’est plus tard que j’ai pris des distances. Ce qui m’avait épaté à l’époque, c’était des discours à la Fidel Castro, le Tiers-monde qui se levait et faisait irruption sur la scène mondiale », relate-t-il. Ses yeux plein de malice ressuscitent ses 12 ans. « ça m’a marqué au point que par la suite, tout ce qui a touché à la libération des peuples du Tiers-monde a été structurant dans mon engagement. »
La rencontre avec la France, sa découverte, les premiers souvenirs s’enracinent à Compiègne, dans l’Oise. Robert et ses frères et soeurs y vivent à l’internat. A Paris, leurs parents occupent une chambre d’hôtel et font les marchés. A l’évocation de Compiègne, de son bois et des cabanes dans les arbres, la voix pourtant sûre se dérobe. Les larmes perlent derrière les verres des lunettes cerclées de rouge. Un peu de buée aux fenêtres d’hier. « C’est un souvenir qui m’émeut toujours. Les autres enfants m’ont beaucoup aidé. Je n’ai pas connu, comme d’autres réfugiés, la porte fermée et la chasse ». Pour autant, une anecdote continue de lui piquer la mémoire : « Mon frère m’a dit que nous étions invités chez des gens, mais qu’ils étaient juifs et ne voulaient pas que ça se sache ; ça m’a beaucoup choqué. » La guerre est alors finie depuis plus de 12 ans.
Le choix du travail à l’usine
Un temps, à la fin de l’adolescence - durant laquelle il a été scolarisé dans une école communautaire -, Robert Kissous s’interroge sur la possibilité d’aller vivre en Israël, où il se rend plusieurs fois. Une option définitivement balayée au terme d’un dernier voyage en 1962. « J’avais été dans un kibboutz. J’étais à côté d’un ouvrier palestinien auquel je n’ai pas hésité à parler arabe, mais j’ai senti qu’il était gêné, qu’il avait peur », se remémore-t-il. Un épisode, parmi d’autres, qui l’a mis mal à l’aise. « A partir de là mon rapport à Israël a radicalement changé. Je suis passé à autre chose : le marxisme, que j’ai découvert avec des amis ».
Extrêmement doué en mathématiques, il fait maths sup / maths spé avant d’être admis à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE). C’est là que s’opère le tournant. Celui d’un engagement politique qui ne se démentira pas. Il adhère à la cellule de l’union des étudiants communistes de l’école, se fond dans « la vague révolutionnaire du tiers-monde des années 60, avec Cuba, l’Algérie, bientôt le Vietnam... » et s’implique dans des activités culturelles où il fait la connaissance de celle qui deviendra sa femme et la mère de ses deux filles. Celle qui l’accompagne toujours aujourd’hui. « J’ai rencontré des gens avec lesquels je me suis enfin senti bien. Jusque là, j’avais toujours été un peu en dehors, décalé », livre-t-il. Ses convictions qui s’affirment le conduisent « à vouloir mieux connaître le monde ouvrier ». Un monde dont est issue la famille de sa femme, « que j’aimais beaucoup. Ils m’apportaient une autre façon de voir les choses ».
En 1968, le jeune homme plaque alors statistiques et administration économique pour se frotter au travail en usine, dans les bas Dim, les biscuits ou les transformateurs. Il y fait des expériences humaines inoubliables, comme la rencontre de Manuel, « un ouvrier espagnol d’une intelligence rare » aux prises avec « un chef d’équipe abruti » qui ne concevait pas qu’il puisse avoir trouvé une astuce pour enrayer le dysfonctionnement d’une machine. Pour lui un ouvrier n’était bon qu’à obéir.
« Le Vietnam et Cuba ont fini leur lutte. Mais pas la Palestine »
« Manuel laissait le chef d’équipe le rabrouer avant de n’en faire qu’à sa tête une fois qu’il avait tourné les talons. J’en ai tiré une leçon politique qui m’est toujours restée : si le rapport de force n’est pas en ta faveur, tu en tiens compte, tu ne vas pas dans le mur, mais tu ne lâches pas. » C’est dans la métallurgie, où il travaillera pendant 13 ans, qu’il mènera sa plus belle lutte syndicale : 7 semaines d’occupation de l’usine, à l’issue desquelles il décide pourtant de partir.
Début d’une parenthèse désenchantée de chômage et de doute, au souvenir encore douloureux. Confit dans le silence. « J’ai eu un passage à vide », confie-t-il pudiquement. « Tout ce que j’avais pensé un moment s’était cassé la gueule ». Il rebondira dans un métier de consultant pour les Comités d’entreprises, avant de prendre sa retraite et de venir s’installer, avec sa famille, à Montpellier en 2008.
Depuis ses jeunes années déjà, la Palestine est là. « J’ai fait ma première manifestation en 1967 contre l’attaque israélienne, la guerre des 6 jours », se souvient-il. « L’engagement pour la Palestine faisait partie de mon engagement politique et syndical, mais il n’était pas logé dans une association. » C’est bien plus tard que, devenu membre de l’AFPS, il prendra les rênes de l’association héraultaise.
Depuis maintenant bientôt 10 ans, il se rend chaque année en Palestine. Une cause qui l’a amené à tisser des liens avec Leila Shahid, pour laquelle il a « beaucoup d’amitié et d’estime ». C’est d’ailleurs à l’occasion d ’un dîner chez elle que Robert Kissous, l’un des fondateurs du tribunal Russell pour la Palestine, fera la connaissance du réalisateur britannique Ken Loach, lui aussi fervent défenseur de la cause palestinienne. Lui aussi la classe ouvrière, qu’il a passé sa vie de cinéaste à porter à l’écran, chevillée au coeur. « Le Vietnam et Cuba ont fini leur lutte. Mais pas la Palestine. Tant qu’un problème n’est pas résolu, il se pose. Les réactionnaires israéliens pourront faire tout ce qu’ils veulent, ils n’effaceront pas le désir des Palestiniens d’avoir leur indépendance, sous une forme ou sous une autre », prédit ce « réaliste positif » atterré par la dangereuse inconséquence du nouveau président américain sur la question israélo-palestinienne.
Et si un jour Robert Kissous passe le flambeau de sa responsabilité à la tête de l’AFPS, peut-être renouera-t-il avec l’écriture. Pour jeter l’encre dans les eaux vives de la mémoire.
Amélie Goursaud - la Marseillaise Hérault le 18 février 2017