Ronit Matalon, écrivaine israélienne : « Nous vivons sous un régime d’apartheid »

mercredi 13 janvier 2016

Depuis l’automne 2015, Israël est frappé par une vague d’attaques au couteau. Des actes de violence imprévisibles, menés par des individus isolés. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ces attaques au couteau, ce n’est qu’un début. Il y aura autre chose. Je ne sais pas exactement pourquoi ces individus font cela, mais je suis sûre que ce serait une question pertinente à poser à nos services de renseignement. En tant qu’intellectuelle, je me pose des questions. Des questions que se posent des services de renseignement.
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Je me contente de constater plusieurs choses. D’abord, l’occupation [des territoires palestiniens] est comme un malade en phase terminale et je m’étonne presque que tout cela ne soit pas arrivé plus tôt. Ensuite, je constate que la caractéristique fondamentale de la société israélienne est le déni. Elle est prisonnière de sa rhétorique sur la sécurité et la victimisation. Les Israéliens ne comprennent pas pourquoi on leur fait cela. Ils se voient comme des gens tellement bien ! Nous ne pouvons pas voir que, lorsqu’on ne laisse aucun espoir à un peuple, on le pousse à de tels actes. Ehud Barak [ancien premier ministre travailliste de 1999 à 2001], qui n’est pourtant pas quelqu’un dont j’ai une opinion très positive, a dit un jour que s’il avait été adolescent dans les mêmes circonstances, il aurait agi de la même manière.

Ce que je dis n’est, en aucune manière, une justification des meurtres et de la terreur. Seulement, la violence ne fait qu’entraîner la violence. Il y a une forme de loi de la violence qui finit par contaminer les peuples qui se libèrent pour devenir, au final, des sociétés non démocratiques, des sociétés qui tuent. La violence ne peut être contenue dans une boîte. Elle s’étend, chez les Arabes comme chez nous. Si l’on regarde la manière dont nous définissons notre ennemi, nous sommes passés du « terroriste arabe » à l’Arabe tout court et au juif tout court.

La société israélienne semble déchirée entre des groupes irréconciliables. Qu’est-ce qui la rassemble ?
Les militants d’extrême gauche en Occident, et même les juifs libéraux, ont beaucoup de mal à comprendre quelque chose de propre à la société israélienne : sa très grande hétérogénéité. On peut même parler d’un ramassis de communautés qui n’ont rien en commun. Ce qui cimente et fabrique la collectivité israélienne en ce moment, c’est l’ennemi. Les gouvernants successifs ont compris cette donnée et la manipulent à loisir.

Ça a été comme ça tout au long de l’histoire du sionisme, mais il y avait toutes sortes de freins aux dérives. Aujourd’hui, ces freins ont disparu et l’actuel gouvernement de droite ne craint pas d’affirmer qu’il veut un Etat juif, donc non démocratique. Il y a toujours eu une tension dans la définition de l’Etat d’Israël, dès son origine, entre l’identité juive et le caractère démocratique. Au sein du sionisme, qui abritait plusieurs courants, le moins démocratique a triomphé. Ce débat est devenu anachronique et le sionisme des débuts a vécu. Nous vivons aujourd’hui sous un régime d’apartheid. Comment qualifier cela autrement quand nous construisons des routes réservées aux juifs ?
Rien de ce qui se passe aujourd’hui n’était absent à l’origine de l’Etat d’Israël, en 1948. Il y a toujours eu une lutte sur l’identité de ce pays. Dans son ADN, Israël me fait penser aux sociétés fondamentalistes.
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Certains analystes disent que le jour où Israël signera la paix avec les Palestiniens, la société israélienne entrera en guerre civile. Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas penser en termes apocalyptiques. Il y a assez de freins dans la société israélienne pour que la guerre civile ne soit pas à l’ordre du jour. On a cru que l’assassinat d’Yitzhak Rabin entraînerait une prise de conscience de la droite israélienne. C’est absurde, les mêmes disent aujourd’hui des choses bien pires qu’en 1995. C’est comme si la société israélienne était totalement désinhibée et que l’on pouvait tout y dire. En fait, il n’y aura pas de guerre civile parce que l’autre camp, celui opposé à l’extrême droite et ses idées, est trop isolé. La majorité ne va pas barrer la route aux extrémistes pour défendre une minorité éclairée. Enfin, je ne crois pas à la guerre civile parce que c’est un argument utilisé par la droite pour effrayer l’ensemble de la société.

Etes-vous favorable à une reprise du processus de paix ou croyez-vous qu’il est trop tard pour une solution à deux Etats ?
Il est tout à fait possible que la solution à deux Etats soit devenue impossible, en effet. Le processus de paix est devenu un slogan. L’Etat d’Israël n’arrive pas à savoir ce qu’il veut être, ni la société. Les Israéliens ont décidé de croire qu’ils ont essayé de faire la paix avec les Arabes et que les Arabes n’en ont pas voulu. Je ne dis pas que les Palestiniens n’ont pas leur part dans cet échec. Derrière le discours sur le processus de paix, il y a la colonisation : tout en négociant, les gouvernements investissent des milliards dans les territoires occupés palestiniens. Ehud Barak a plus investi dans les territoires que Benyamin Nétanyahou. Pour régler le problème israélo-palestinien, il faut une vraie co-volonté.

Le monde arabe, tout autour d’Israël, est en ébullition. Avez-vous le sentiment de vivre dans un pays assiégé par la violence et les menaces ?
Ce sentiment a toujours existé en Israël. La société israélienne ne s’est jamais considérée comme partie prenante de l’espace proche-oriental. Nous sommes restés comme une chair étrangère dans cette région. Personnellement, j’aurais souhaité qu’Israël passe des alliances avec les forces démocratiques chez ses voisins plutôt que d’encourager la montée du fondamentalisme islamique comme il l’a fait dans les années 1980 en favorisant le Hamas – pour contrer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). J’aimerais qu’on ait des rapports de voisinage. C’est évidemment un fantasme et personne ne pense dans ces termes aujourd’hui. L’Etat d’Israël est surtout occupé à souffler sur les braises des conflits qui l’entourent ou à chercher à les exploiter à son profit. Il ne considère pas ses voisins comme dignes de confiance.

A quoi ressemblerait un monde idéal ?
Dans un monde idéal, nous vivrions ensemble avec les Palestiniens dans un seul Etat démocratique, avec des droits égaux pour tous. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal et, ce qui se dessine, c’est un Etat non démocratique dans la seule manière de vivre est de verser le sang.

Si un seul Etat binational et démocratique est mon idéal, je respecte la volonté des peuples. Et il est vrai que le peuple palestinien aspire pour le moment à se construire seul. Pour qu’il y ait un Etat unique dans cent ans, il nous faut passer par une phase où deux Etats cohabitent. Quand j’étais journaliste et que j’allais à Gaza, un de mes meilleurs amis palestiniens me disait : « Avant de parler de se mélanger dans un seul pays, il faut que nous apprenions à savoir qui nous sommes et qui vous êtes. » Tant qu’il n’y a pas d’identité autonome, partager un seul et même espace n’est pas possible. Quant à la solution à deux Etats, je ne sais pas comment elle sera mise en œuvre. Il pourrait tout à fait y avoir une présence juive dans un Etat palestinien, mais les colons n’en voudront pas, ni les Palestiniens.

Vous alliez à Gaza ? Bientôt, il y aura une génération de jeunes, Palestiniens comme Israéliens, qui n’aura jamais rencontré l’autre…
Au milieu des années 1980, quand j’allais à Gaza, l’atmosphère était très différente. C’était l’Intifada des pierres. Gaza n’était pas la prison à ciel ouvert qu’elle est devenue aujourd’hui. Il y avait beaucoup d’échanges. Je ne dis pas que la situation était rose, mais la rencontre était possible ainsi que les échanges entre Israéliens et Palestiniens. Avec ce qui s’est passé ces dix dernières années, la coupure totale entre les deux sociétés, les Israéliens ne connaissent plus Gaza ni ses habitants. La « démonisation » de l’autre est devenue totale. Chacun est devenu un monstre pour l’autre. C’est d’ailleurs cette situation qui a peut-être conduit aux attentats-suicides. Il y a trop d’aliénation entre nos deux peuples.

Israël vit dans un isolement de plus en plus grand au niveau international. Les campagnes de boycottage se multiplient et l’on assiste à une recrudescence de l’antisémitisme. Cela vous inquiète ?
Je ne sais pas, parce que je ne vis pas en Europe. Les critiques, justifiées, à l’égard de la politique menée par l’Etat d’Israël se doublent parfois d’un antisémitisme profond et très inquiétant. Mais le problème, c’est la réaction de l’Etat, qui considère que toute critique, même légitime, relève de l’antisémitisme. Nous sommes incapables de distinguer entre la critique valable d’Israel et antisémitisme. En agissant ainsi, le gouvernement israélien met en danger la vie des juifs en Europe et aux Etats-Unis. Le plus terrible, c’est la manipulation de la Shoah par les gouvernements successifs. Ils n’ont cessé de tirer des bénéfices de cette manipulation. Le pire attentat à la mémoire de la Shoah qu’on puisse commettre, c’est de l’utiliser pour justifier les actes les plus immoraux, comme les bombardements indiscriminés de Beyrouth ou de Gaza, où l’on a tué des femmes, des enfants…

Vous sentez-vous désespérée, menacée ?
Ma critique et mon désespoir sont le signe de mon appartenance et de ma fidélité à la tradition de la pensée critique propre au judaïsme. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est le fait que, ces deux dernières années, j’ai commencé à avoir peur d’exprimer mes idées. Ce qui se passe à l’intérieur de la société israélienne me fait plus peur que les couteaux. Plus que des coups de couteau, j’ai peur que l’on perde notre démocratie. Et je ne suis pas la seule. Nous commençons à nous méfier les uns des autres.

Ecrivaine israélienne, Ronit Matalon est née en 1959 à Gnei Tikva dans une famille originaire d’Egypte. Après des études de lettres, elle travaille comme journaliste pour le quotidien Haaretz, où elle couvre la bande de Gaza et la Cisjordanie entre 1987 et 1993. Elle a remporté en 2009 le prix de la Fondation Bernstein, qui récompense les auteurs d’expression hébraïque, pour son roman Le Bruit de nos pas (Stock, 2012). Aujourd’hui, Ronit Matalon, qui se présente comme « une Séfarade qui s’en est sortie », vit et enseigne à Haïfa. Son premier roman, De face sur la photo, est paru à l’automne dernier chez Actes Sud.
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Propos recueillis auprès de Ronit Matalon par Christophe Ayad
Christophe Ayad, Le Monde, dimanche 10 janvier 2016

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