Safwat Ibraghith, ambassadeur de l’Etat de Palestine : « La Palestine souhaite être une valeur ajoutée pour le Sénégal et l’Afrique »
Au-delà des liens forts et anciens qui la lient au Sénégal, la Palestine souhaite intensifier ces relations dans d’autres secteurs. C’est pourquoi, selon son ambassadeur à Sénégal, son excellence Safwat Ibraghith, Dakar va abriter l’une des deux antennes africaines de l’Agence palestinienne pour la coopération internationale. Dans cet entretien accordé au « Soleil », le diplomate palestinien est aussi revenu sur ses relations tendues avec Israël et sur l’espoir de son peuple de vivre, un jour, dans une Palestine libre.
Le Sénégal et la Palestine entretiennent des relations anciennes et cordiales, comment appréciez-vous cette proximité entre les deux États ?
Comme vous le savez, nous avons, avec le Sénégal et le peuple sénégalais, des liens forts et historiques qui nous unissent à la juste cause du peuple palestinien depuis l’indépendance du Sénégal et bien avant. A tel point que le drapeau palestinien est devenu un étendard porté haut par la diplomatie sénégalaise. C’est ainsi que le Sénégal préside, de 1976 à nos jours, le Comité des Nations-unies pour l’exercice des Droits inaliénables du Peuple palestinien, seul comité onusien qui promeut directement les revendications légitimes du peuple palestinien. En outre, Sénégal porte la voix de la juste cause du peuple palestinien dans toutes les enceintes internationales que ce soit aux Nations-Unies, à l’Unesco, à l’Oci, avec les Non-alignés, en Asie, en Afrique, en Europe etc.
A titre d’exemple, faut-il rappeler que le Sénégal a été le premier pays africain à reconnaître l’État de Palestine en 1988 ? Le président Senghor a été le premier président africain à accueillir Yasser Arafat comme chef d’État en 1976, à l’époque où les grandes puissances souhaitaient l’éliminer, et lui a permis de se déplacer en Afrique et dans le monde en lui délivrant un passeport diplomatique sénégalais ? Faut-il rappeler que la première représentation du peuple Palestinien en Afrique a été ouverte en 1973 à Dakar et cela malgré les pressions internationales ? Faut-il rappeler que feu Saïd Abassi, ancien Ambassadeur de l’État de Palestine au Sénégal, a été doyen du Corps diplomatique malgré les pressions de certains pays ? Faut-il enfin rappeler que le Sénégal est parmi les premiers membres qui constituent le Comité Al Qods, après l’incendie terroriste israélien contre la Mosquée Al Aqsa (à Jérusalem) en 1969 ?
Je saisis cette occasion pour remercier chaleureusement, au nom de notre peuple palestinien et de sa direction, le peuple sénégalais et son gouvernement qui travaille avec persévérance sous la sage direction du président de la République, Macky Sall, pour leur soutien solidaire en faveur des droits légitimes de notre peuple et de sa juste lutte pour mettre fin à l’occupation israélienne illégale de sa terre et l’établissement de notre Etat indépendant avec Jérusalem (Al Qods Al Sharif comme capitale).
Ce soutien historique et constant, devenu un pilier de la politique extérieure du Sénégal, revêt une valeur cruciale à nos yeux et nous attachons une grande importance à nos relations avec les pays frères d’Afrique et en particulier le Sénégal. Nous avons une grande confiance dans la volonté du Sénégal de continuer d’accompagner la Palestine dans l’action internationale et dans sa quête légitime et salutaire pour la justice, la paix et la sécurité au Moyen-Orient et dans le monde.
Aujourd’hui, dans quels domaines les deux États mettent-ils l’accent sur leurs relations ?
Au-delà de la relation fraternelle et historique, des liens spirituels forts entre les populations et dans différents secteurs se sont tissés entre nos deux pays. Nous sommes arrivés à un stade où nous devons renforcer ces liens de solidarité, pour capitaliser une véritable coopération entre la Palestine et le Sénégal, pour construire de véritables liens de partenariats basés sur l’égalité, la fraternité et les valeurs de la « Ummah » que nous partageons ensemble. S’entraider, c’est d’abord et avant tout un devoir éthique. Et c’est ce sur quoi nous travaillons aujourd’hui. Nous espérons pouvoir entamer les premiers projets de coopération et de développement entre l’Afrique et la Palestine dans les domaines agricoles, agro-industriels, de l’éducation, de la santé…etc. Pour cela, nous avons institué l’Agence palestinienne pour la coopération internationale qui aura deux antennes en Afrique : une à Dakar pour couvrir l’Afrique de l’Ouest, et une à Addis-Abeba pour couvrir l’Afrique de l’Est. La Palestine souhaite être une valeur ajoutée pour le Sénégal et l’Afrique, en mettant à disposition son savoir-faire et son expertise dans les domaines qu’elle a pu développer malgré l’occupation et la colonisation israélienne qui s’acharne à détruire l’économie en Palestine.
A titre d’exemple, nous pouvons déjà rappeler que nous avons organisé le premier Forum économique entre le Sénégal et la Palestine à la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Dakar en février dernier. Cet événement a vu la participation d’une vingtaine d’hommes d’affaires et entrepreneurs palestiniens venus découvrir, pour la première fois, le marché sénégalais. Nous sommes également disponibles à mettre à la disposition du Sénégal nos compétences en termes d’enseignement supérieur. C’est ainsi que nous étudions les voies et moyens de soutenir le Sénégal dans son projet d’Université arabo-islamique. D’autres projets importants sont en cours d’études et pourront être lancés dans les mois prochains.
Sur le plan politique, comme nous l’avons déjà souligné, le Sénégal a toujours joué un rôle actif dans la mobilisation et la coordination politique avec la direction palestinienne en faveur de la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien. Une grande complicité historique unit les diplomaties des deux pays, qui s’est vérifiée lors des moments cruciaux et historiques tels que la reconnaissance de l’État de Palestine en tant qu’État membre observateur à l’Oua puis l’Ua, mais aussi à l’Onu en 2012 ou en tant que membre à part entière à l’Unesco etc.
La dernière illustration de cette complémentarité et de cet engagement sénégalais en faveur de la Palestine, et de ce destin commun a été l’adoption de la fameuse résolution 2334 du 23 décembre 2016 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies sur la situation au Moyen Orient. Cette résolution était portée par quatre pays membres non permanents du Conseil de Sécurité : le Venezuela, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande et bien sûr le Sénégal.
Le Sénégal et Israël ont rétabli leurs relations diplomatiques après une période de froid, comment appréciez-vous cet incident diplomatique ?
Je dois faire d’abord quelques rappels et commenter l’importance de cette résolution. Tout d’abord, l’adoption de cette résolution était nécessaire et est arrivé selon un timing particulier. De quoi y est-il question ? Elle rappelait à Israël, qui est la Puissance occupante, ses devoirs de respect de ses obligations juridiques et lui demandait de mettre fin à la colonisation et l’occupation de la terre palestinienne car sa poursuite met gravement en danger la viabilité de la solution à deux États. En réalité, c’est une résolution juste et nécessaire, en faveur de la justice, du droit et de la paix internationale, qui correspondait à une position naturelle et historique du Sénégal, et de la Communauté internationale. Faut-il rappeler que le président Obama ne s’est pas opposé à cette résolution ? Finalement, cette résolution a été adoptée malgré le mécontentement israélien et ses plaintes surréalistes. Israël a réagi avec beaucoup d’amertume allant jusqu’à une certaine hystérie qui révèle le complexe du colonisateur ! Elle a voulu punir les États porteurs de cette résolution qu’elle a considéré comme « anti-israélienne ». Quatre pays dont : le Sénégal, et deux pays qui n’ont pas de relations avec Israël, mais surtout un pays (la Nouvelle-Zélande) qui traditionnellement soutient Israël. Ce qui est une attitude arrogante et basée sur un regard biaisé ! Israël a en fait provoqué seul ces incidents diplomatiques. Et c’est Israël qui essaie de rectifier ainsi ces mauvais calculs.
Pour revenir à votre question, je ne me permettrai pas d’apprécier ou pas, mais juste de rappeler que le Sénégal est un pays frère et ami, dont la souveraineté est jalousement respectée par mon pays ! A lui d’apprécier sa politique extérieure et d’évaluer ses relations avec les pays du monde, selon ses propres valeurs et intérêts.
En revanche, je souhaiterais renouveler ma confiance et celle de mon pays, dans la position solidaire et engagée du peuple frère du Sénégal et de sa direction. Et rappeler l’importance de la stabilité de ce soutien historique pour notre peuple et sa juste cause, conformément au droit international.
Lors du dernier sommet des chefs d’État de la Cedeao, le Premier ministre israélien était présent et a signifié son souhait d’être membre observateur.Comment appréciez-vous cet intérêt de l’État hébreu porté à l’Afrique de l’ouest ?
Il faut préciser que cette demande concerne l’Union africaine et non la Cedeao ! Ensuite je voudrais rappeler que ce n’est pas la première fois que ce problème se pose et qu’il rencontre la même réponse.
Cependant, il ne faut pas oublier que dans l’état actuel des choses, Israël, c’est la puissance occupante qui colonise la Palestine. Il faut bien comprendre que la terre historique du peuple palestinien a été prise par la force et la terreur puis annexée par Israël lors des Nakbas (catastrophes palestiniennes) ces injustices historiques et successives vécues par notre peuple.
Depuis 1967, Israël poursuit l’occupation et la colonisation de notre pays. Plus de 420 colonies. 700.000 colons. Un mur d’annexion illégal qui fait deux fois et demi la taille du mur de Berlin. 500 barrages fixes. C’est aussi Israël qui maintient le blocus inhumain de la Bande de Gaza, exsangue, abandonnée par la communauté internationale. Il y a plus de 6500 prisonniers politiques palestiniens détenus dans des conditions inhumaines et qui viennent de sortir d’une grève de la faim de 41 jours. C’est un pays qui assassine et emprisonne en masse le peuple palestinien. Israël c’est l’agression continue contre l’homme, les édifices, et la nature. Israël c’est aussi un pays où le racisme est institutionnel et qui a mis en place un véritable système d’apartheid contre les Palestiniens, traités comme des sous-hommes, empêchés de construire, de s’instruire, de se soigner, de circuler librement, de se développe etc. Israël c’est la seule entité étatique qui bafoue ouvertement le droit et les libertés de notre peuple, qui défie le droit international, et qui reste impuni, surprotégé devenant un État d’exception au dessus de toute loi.
Vous voulez dire qu’un État pareil ne mérite pas l’amitié et l’attention de l’Union africaine…
L’Union africaine s’est construite sur la base du panafricanisme, de la lutte des peuples pour leur libération, leur indépendance, pour permettre le développement de l’Afrique par les Africains, pour être l’instrument de leur liberté, de leur indépendance et de leur puissance. L’Union africaine a permis aux peuples en lutte de libération d’être reconnus à l’international et à l’Onu. Et c’est le cas pour l’Anc, la Swapo, le Paigc, le Frelimo etc. Mais cela a aussi été le cas pour l’Olp qui a bénéficié du statut de membre observateur de l’Oua puis de l’Onu en 1974. N’oublions donc pas que cette histoire commune nous a liés les uns aux autres pendant la période non coloniale. Période durant laquelle le soutien palestinien aux mouvements africains de libération était entier et sans équivoque. Alors qu’Israël a clairement soutenu le régime d’Apartheid en Afrique du Sud, il est impliquée dans les diverses guerres fratricides (Soudan, Rwanda, ancien Zaïre, Angola etc.) et soutient certains régimes dictatoriaux, allant jusqu’à nuire aux relations de bon voisinage entre des pays frères d’Afrique. Pour toutes ces raisons, je pense que cette demande non seulement ne fait pas l’unanimité et est prématurée, mais surtout serait contre-productive. D’autant plus que ce semblant de mobilisation israélienne en Afrique, n’est que mue par l’objectif de réduire l’isolement d’Israël, de diviser l’Afrique et casser son consensus sur la question palestinienne, et ainsi réduire le soutien africain naturel contre l’injustice et en faveur du peuple frère de Palestine.
Avec l’arrivée du président Trump à la Maison Blanche, avez-vous l’espoir de voir des changements réels dans le processus de paix au Proche-Orient ?
Il faut d’abord remettre en perspective le processus de paix et les démarches suivies pour essayer d’aboutir à une solution juste et durable, selon le droit international et les paramètres connus et reconnus. Y compris les différentes initiatives soutenues et parrainées par les États-Unis d’Amérique depuis Oslo, puis les Accords signés à Washington le 13 septembre 1993 (censés être un accord intérimaire de 5 ans qui devait aboutir à une solution définitive en mai 1999). Et cela continue jusqu’à nos jours. Les Américains, quelques soient les présidents, ont envoyé ministre après ministre, émissaire après émissaire, et ont déployés toutes sortes d’efforts pour essayer d’amener une solution à cette question.
Aujourd’hui, il ne faut pas qu’on perde tout le travail déjà abattu en restant sur des négociations de forme. Il faut qu’on passe après 24 ans de négociations maintenant, à une étape concrète, à travers une solution politique juste et durable qui ne va pas être imposée aux Palestiniens qui ont concédé ce qu’ils pouvaient concéder. Il s’agit aujourd’hui de ramener Israël à des accords concrets et pratiques.
Lors de son déplacement au Moyen-Orient, le président Trump a fait un geste positif et significatif en se rendant en Terre Sainte, en Palestine. Il a pu s’entretenir avec le président Mahmoud Abbas et il a écouté attentivement l’appel palestinien à impliquer la Communauté internationale et à la tête les États-Unis dans un processus pratique et réel sur un calendrier fixe, pour un objectif déterminé : On doit mettre fin à l’occupation israélienne. Tout le monde connaît la solution, il reste à la mettre en pratique.
Pour le moment, on ne voit pas de solution réelle et concrète. Nous ne pouvons négocier le droit du peuple palestinien, mais nous pouvons négocier les modalités de son application. Nous n’avons pas encore obtenu les recettes attendues pour cette solution, il n’y a pas de formule magique. La Palestine attend toujours ! Elle attend de trouver sa place naturelle au sein des nations de ce monde. Nous attendons aussi de savoir si la partie américaine soutient réellement la solution à deux États comme envisagée jusque là, ou si elle étudie une solution à un seul État. Si c’est le cas, de quel État parle-t-on ? On ne peut continuer à envisager deux États alors qu’Israël intensifie sa politique coloniale tous les jours en accaparant des terres palestiniennes et en construisant de plus en plus de colonies. On ne peut pas nous faire croire qu’Israël est notre partenaire ou a des relations normales avec la Palestine alors qu’elle nous colonise, nous occupe, nous opprime. On ne peut pas demander au monde de normaliser avec Israël alors qu’elle poursuit cette politique d’apartheid et de colonisation.
Gardez vous quand même espoir ?
Les expériences du passé nous ont beaucoup refroidis. Et nous rappelons que c’est encore Israël qui bloque le processus de Paix. Nous n’attendons pas de solutions miraculeuses des Américains. Nous attendons seulement l’application du droit. Nous ne voulons plus subir un régime d’exception et dépendre d’Israël un pays au- dessus de la loi. En fait, Israël cherche à tourner le dos à la communauté internationale et évite de rentrer dans un processus politique global qui, à mon sens, est la seule voie qui nous permettrait d’arriver à une solution juste à la question palestinienne. Pour finir, j’ajouterai que l’espoir, nous le trouvons au fond de chaque Palestinien, car nous sommes un peuple malade d’espoir, et nous avons foi et croyons au triomphe de notre droit, de notre cause, et la liberté de notre peuple. Une chose est sûre, un peuple qui est en lutte depuis plus d’un siècle ne renoncera pas à ses droits et ne se mettra jamais à genou. Tôt ou tard, la Palestine sera libre.
Propos recueillis par Maguette NDONG
source : Le Soleil on line