Détruire le Hamas ou détruire Gaza

vendredi 22 décembre 2023

Dans sa chronique hebdomadaire au « Monde », Jean-Pierre Filiu note que plus de deux mois d’hostilités acharnées n’ont toujours pas permis à Israël de remporter des succès définitifs contre le Hamas, alors que le coût humain est exorbitant pour la population de l’enclave.

Publié le 17 décembre 2023 à 07h00, modifié le 17 décembre 2023 à 11h33

Benyamin Nétanyahou s’est précipité, tête baissée, dans le piège que lui tendait le Hamas à Gaza, avec les carnages terroristes du 7 octobre 2023. Soixante-dix jours après le début d’une offensive vouée à éradiquer le Hamas, offensive suspendue durant une seule semaine de trêve, force est de constater qu’Israël n’est parvenu à éliminer qu’un seul responsable islamiste d’importance, Ahmed Al-Ghandour, commandant militaire pour le nord de Gaza. Alors que, d’ores et déjà, dans le nord, la ville de Gaza est à moitié détruite, le rouleau compresseur israélien continue de semer la destruction et la mort dans le centre et le sud de l’enclave palestinienne.

Significativement, la carte diffusée par l’armée israélienne pour définir les zones ciblées, dont la population est sommée de fuir avec un très court préavis, repose sur un document vieux d’un demi-siècle. Il avait, en effet, été élaboré en 1971 sous l’autorité d’Ariel Sharon, alors commandant pour la région militaire sud d’Israël.

L’ambitieux général, auréolé de ses faits d’armes en 1956 et 1967, était confronté à une insurrection palestinienne de basse intensité, que ses prédécesseurs avaient échoué à endiguer. Sharon avait opté pour la manière forte de la démolition de pans entiers des quartiers résidentiels, afin d’ouvrir des voies d’accès aux blindés israéliens.

L’éternel recommencement

Une reconfiguration aussi brutale de l’espace urbain avait entraîné le déplacement forcé de dizaines de milliers de civils palestiniens à l’intérieur de la bande de Gaza, un chiffre jugé exorbitant à cette époque-là. Ce sont aujourd’hui près de deux millions des 2,3 millions d’habitants du territoire palestinien qui ont été contraints par une violence extrême à abandonner leurs foyers, parfois à plusieurs reprises. Sharon, élu premier ministre par un raz-de-marée électoral en 2001, avait été de nouveau confronté au défi persistant de la bande de Gaza, trente ans après le succès de sa campagne anti-insurrectionnelle de 1971.

Il avait cette fois décidé d’évacuer, en 2005, les huit mille colons qui, sous la protection de l’armée israélienne, accaparaient un quart des terres d’une enclave palestinienne pourtant surpeuplée. Ce désengagement unilatéral, même s’il mettait un terme à l’occupation directe de Gaza, laissait à Israël le contrôle exclusif de l’espace aérien et maritime du territoire, ainsi que de ses accès terrestres (en collaboration au sud avec l’Egypte). Un tel désengagement ne représentait qu’une apparence de retrait, puisque, peu après, Sharon déclenchait une campagne de bombardements contre Gaza sous le nom évocateur d’« Eternel recommencement ».

Le recyclage de la carte de 1971 pour « cadrer » l’offensive en cours à Gaza démontre à quel point la pensée militaire est restée figée en Israël dans un déni de la réalité humaine de ce territoire. Non seulement les frappes sont bien plus meurtrières à l’encontre de la population que lors des offensives précédentes, mais Israël accepte par avance de tuer des dizaines de civils en vue d’éliminer un seul responsable du Hamas, même de rang intermédiaire.

Le recours systématique à l’intelligence artificielle amplifie cet effroyable bilan humain, puisqu’il suffit que la présence de telle ou telle « cible » soit signalée, sans même être vérifiée, pour qu’un bâtiment, voire un quartier soient sans merci bombardés. La propagande israélienne a beau marteler la légitimité de telles frappes, elles ne s’appuient que sur des sources de renseignement, par définition invérifiables, alors même que le renseignement israélien n’a pas été capable d’anticiper, sans même parler d’empêcher, les massacres perpétrés, le 7 octobre 2023, par le Hamas.

Enrayer la course à l’abîme

Des militaires israéliens de haut rang ont confié au Financial Times que la campagne de Gaza pourrait encore se prolonger de longs mois, et ce jusqu’à l’élimination de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, de Mohammed Deif, le commandant de la branche militaire du Hamas, et de Marwan Issa, son adjoint. Que ces trois hommes constituent à eux seuls l’objectif déclaré de l’armée la plus puissante du Moyen-Orient est en soi troublant. Quant au chiffre de sept mille combattants du Hamas qu’Israël affirme avoir tués, il semble à l’évidence très surévalué.

En outre, il correspond à l’ordre de grandeur de l’ensemble des mâles adultes tués depuis le début d’une offensive dont 70 % des victimes sont des femmes et des enfants. De là à affirmer que tout homme est à Gaza un « terroriste » en puissance aux yeux d’Israël, il y a un pas que l’opinion arabe a largement franchi pour dénoncer avec d’autant plus de virulence la « passivité », voire la « complicité » internationales.

Tout cela accrédite la crainte que, derrière la volonté affichée de représailles, se cache le dessein d’éliminer, non plus seulement le Hamas, mais la bande de Gaza en tant que telle. Ayelet Shaked, ministre de la justice de Nétanyahou de 2015 à 2019, adjure l’armée israélienne de ravager le sud de la bande de Gaza avec la même rage qui a été déployée contre le nord de l’enclave, avant d’en expulser la population sur la base de quotas de 20 000 à 50 000 réfugiés par pays d’accueil. Elle n’est pas la première des voix à s’élever en Israël pour prôner un transfert massif de population hors de Gaza.

Nétanyahou se borne pour l’heure à envisager une « réduction de la densité » de la bande de Gaza, qui serait amputée de vastes « zones tampons ». Cette perspective est prise suffisamment au sérieux pour que le président Al-Sissi d’Egypte et le roi Abdallah II de Jordanie tiennent, depuis le début de la crise, un langage d’une inhabituelle fermeté. Et pour cause : le déplacement forcé de même une partie de la population de Gaza susciterait, au-delà des troubles internes en Egypte et en Jordanie, des risques d’escalade régionale sans aucun précédent. Il n’est peut-être pas trop tard pour enrayer un tel scénario du pire.

Source  : LE MONDE
JPEG - 24.3 ko Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)