Ma famille à Gaza me dit : Nous ne pouvons plus respirer
Ils ont cessé d’espérer dormir dans la chaleur suffocante, mais ce n’est pas la seule chose que les Gazaouis ont cessé d’espérer : « La guerre arrive. Je commence à croire que je vais mourir avant même d’avoir eu l’expérience de vivre ».
Plus tôt cette semaine, j’ai parlé à ma famille, à Gaza, et je leur ai demandé : « Comment dormez-vous la nuit sans électricité ? » Là-bas, la température ne descend pas la nuit en dessous de 74° Fahrenheit (22°C) et l’humidité est élevée. Ma sœur, qui a 12 ans, m’a répondu : « Nous ne dormons pas. »
Elle m’a expliqué que même s’ils essaient de dormir, ouvrent toutes les fenêtres, boivent beaucoup d’eau —même ainsi, ils n’arrivent pas à respirer. S’ils s’étendent, ils passent des heures à transpirer abondamment en écoutant le bruit menaçant des drones israéliens dehors, sans nulle part où aller. Ils préfèrent rester éveillés la nuit jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus empêcher leurs yeux de se fermer. Et même alors, ils sont perturbés par des insomnies, et des cauchemars. Ils se réveillent inondés de sueur.
Le matin, le soleil flamboyant limite leurs options. Une option est de passer la journée au Capital Mall, le seul centre commercial de Gaza équipé d’internet, d’air conditionné, de générateurs d’électricité privés et d’endroits pour s’asseoir. Ou ils peuvent aller rendre visite à un parent qui a une batterie assez puissante pour faire marcher un petit ventilateur pendant qu’ils parlent. Ils ne peuvent plus aller s’asseoir au bord de la mer où le risque d’attraper des maladies est devenu trop grand à cause de l’eau contaminée, bien que d’autres aient cessé de s’inquiéter vraiment de tomber malades ou non. Comme un de mes amis m’a dit : « La mer est polluée à 99%, nous nageons dans les 1% qui restent. »
L’électricité cependant revient deux à trois heures au plus chaque jour, brusquement, aléatoirement, et c’est le seul moment où l’on peut faire marcher les pompes pour stocker un peu d’eau non potable dans les citernes, qui seront à sec dès que vous prendrez une douche. C’est devenu une sorte d’heure de pointe, où chacun s’agite désespérément, à essayer de refroidir dans le réfrigérateur l’eau minérale qu’il a achetée, à recharger les batteries de téléphone portable, les radios, les torches, à s’asseoir devant un écran d’ordinateur pour lire les informations, dont les gros titres sont répétitifs et vides. Dès que l’électricité s’arrête, les gens sont de retour dans les rues, assis à l’ombre sur les trottoirs.
Pour la plupart de mes amis de Gaza, tous les jours de la semaine sont identiques, routiniers, et il est déprimant de constater que la plupart des jeunes gens sont « inemployables » à cause du blocus qui a tué l’économie, si bien qu’il n’y aucune différence sérieuse entre les jours de semaine et le week-end. Ce qui diffère est l’accroissement progressif de l’âge, qui accumule plus de rage en vous et vous rappelle que vous n’avez pas eu grand chose dans votre vie et que vous n’aurez probablement pas beaucoup plus dans l’avenir. Et avec chaque année, une autre cohorte de diplômés arrive sur un marché du travail défunt, sans aucune perspective de gagner leur vie.
Beaucoup de jeunes sont bénévoles dans différentes ONG qui offrent peu d’expériences réelles et aucun poste, plutôt des promesses non tenues de vous trouver un job en échange de travail dans leurs organisations de jeunesse ; leur présence sert à illustrer les sites web dans une tentative pour attirer de maigres financements.
Le mot « bourse d’études » résonne terriblement chez les jeunes de Gaza parce que c’est un billet vers le monde libre, mais même les rares d’entre eux qui en obtiennent une ne peuvent quitter la cité-état assiégée puisque les frontières sont fermées la plus grande partie de l’année et que la liste d’attente compte des dizaines de milliers de personnes. En conséquence, les jeunes Gazaouis sont maintenant entièrement vidés de vie, d’espoir et de motivation, remplis de dépression et de pessimisme, alors que la seule chose à laquelle ils peuvent penser, celle par laquelle ils commencent leurs conversations, c’est le présage d’une prochaine guerre imminente.
Le mécontentement et la rage n’ont pas de limites à Gaza. La tension est clairement à un maximum, mais cela ne va nulle part, et tout reste immobile comme pour une bombe à retardement ; le seul espoir s’attache au moment où la bombe explosera. Le mécontentement populaire envers Abbas ou le Hamas n’a pas d’exutoire. Gaza n’a presque plus de secteur privé et la population est dépendante des aides, ou travaille pour l’Autorité palestinienne ou le gouvernement du Hamas, et avec si peu de revenus et tant de responsabilités, vous ne pouvez pas risquer de tout perdre dans un acte de liberté et d’expression.
D’un côté, les employés de l’Autorité palestinienne à Gaza n’ont jamais été capables de protester contre Abbas, quand la conséquence immédiate la plus probable est de perdre les pensions austères qui leur permettent de vivre. Et d’un autre côté, le Hamas a implicitement criminalisé les voix critiques, en les étiquetant « collaborateurs des services secrets de Ramallah ». Toute manifestation qui n’est pas organisée par le Hamas est présumée être contre lui, elle est donc tuée dans l’œuf ; et toute manifestation qui est organisée par le Hamas est une simple pièce de théâtre, une représentation qui n’attire aucune attention réelle, aucune sympathie.
Mais malgré ce que j’entends de la difficulté des choses ces jours-ci, je ne peux pourtant contrôler mon sentiment récurrent de nostalgie et de désir : pour Gaza, pour mes amis, pour ma famille, et même pour les épreuves et les défis. J’ai donc appelé un ami de l’influente famille Haniyeh de Gaza pour avoir un point de vue de l’intérieur et après une conversation longue et approfondie, j’ai dit : « Mon ami, je pense que c’était une erreur de quitter Gaza, je devrais peut-être revenir ? »
Le ton de voix de mon ami a changé instantanément : « NE SOIS PAS STUPIDE ! Tu reviens tout juste d’entre les morts. Pourquoi voudrais-tu te coucher à nouveau dans une tombe ? »
J’ai senti une énorme souffrance dans sa voix quand il a marmonné amèrement : « Littéralement personne ne sait où va Gaza à l’heure actuelle. Un moment, on dit que Dahlan va arranger les choses, à un autre, on dit : hors de question ! » Il a continué : « Tu te souviens à quel point les choses étaient délirantes, insupportables, intolérables à Gaza avant que tu ne partes ? » J’ai répondu : « Oui ». Il a soupiré et m’a dit : « Ce n’est rien comparé à maintenant. Nous vivons maintenant le pire absolu ».
Mon esprit s’est évadé un moment de la conversation et je me suis souvenu d’un mail reçu d’un ami : il a 33 ans et n’a pas trouvé de travail depuis le début du blocus malgré un excellent dossier universitaire. Il a obtenu son diplôme juste au moment où le blocus a commencé. Il n’est qu’un numéro dans les statistiques : un quart de millions de personnes sans emploi à Gaza. Les mots tremblaient dans son mail, ses sentiments étaient chaotiques. Il disait qu’il n’y avait pas d’espoir, que c’était trop tard, que tout était mort. Il écrivait : « La guerre arrive et je commence à croire que je vais mourir avant même d’avoir eu l’expérience de vivre. Je n’ai pas construit de famille. Je n’ai pas réalisé grand chose et mon seul espoir est de me risquer dehors, de sortir de cette prison, mais pourrai-je jamais le faire ? »
Mon instant d’absence a été interrompu par mon ami au téléphone. Il a déclaré : « Wallah [Je te jure], si le passage de Rafah s’ouvrait demain, tout le monde partirait. Et le Hamas serait le premier à pousser en tête de la file d’attente ! »
Muhammad Shehada est écrivain et militant de la société civile dans la Bande de Gaza ; il est aussi étudiant au département d’Études du développement à l’université de Lund, en Suède. Il était auparavant responsable des relations publiques au bureau de Gaza de l’Observatoire euro-méditerranéen pour les Droits de l’homme. Twitter : [at]muhammadshehad2
source : Muhammad Shehada pour Haaretz