Palestine : rompre avec l’aveuglement

vendredi 29 mars 2019

De retour d’une semaine en Cisjordanie, Antoine Lehmann, étudiant en science politique, évoque les conditions d’une population palestinienne aux prises quotidiennes avec l’occupation israélienne. Dans le camp de réfugiés d’Aïda près de Bethléem, comme à Naplouse ou à Hébron, des voix palestiniennes témoignent de la résistance populaire.

PNG - 397.9 ko Un sniper israélien sur le toit de la famille Abu Aker dans le camp de réfugiés d’Aïda, Cisjordanie, 2014. MOHAMMAD ALAZZA

Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maîtresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame. Mahmoud Darwich, 1986.

La Palestine détient le triste record du plus grand nombre de réfugiés au monde. Début février, j’ai eu l’occasion de résider pendant une semaine dans le camp de réfugiés d’Aïda, à proximité de la ville de Bethléem, en Cisjordanie. Créé en 1950, au lendemain de la guerre de 1948-49, ce camp, comme tant d’autres, symbolise l’absurdité d’être « réfugié » sur son propre territoire.

Dans le camp d’Aïda, ce que l’on remarque tout d’abord, c’est le manque d’espace. Ses 5500 résident-e-s sont entassés sur 7 hectares, et la parcelle disponible n’offre plus de possibilité d’extension. Les générations qui naissent et grandissent dans le camp se trouvent ainsi forcées de construire en hauteur, sur les logements des générations précédentes. En résulte des espaces clos, surpeuplés. L’enjeu principal est devenu l’accès à l’eau. La disponibilité de cette ressource rare et surtaxée, détenue et distribuée de manière disparate par Israël, plonge en été les habitant-e-s, exposés tant à la pénurie qu’aux risques sanitaires, dans une angoisse permanente.

Le camp d’Aïda n’est pas un cas isolé, mais reflète les conditions de vie d’une bonne partie de la population en Cisjordanie.2 La création et la multiplication des colonies israéliennes depuis la fin des années 1960 n’ont pas uniquement servi l’occupation des territoires palestiniens, mais ont également entraîné un accaparement massif des ressources naturelles locales.

Comme si cela ne suffisait pas, la présence militaire israélienne est extrêmement étouffante à Aïda. Le camp est entouré par le « mur de l’apartheid » construit à partir de 2002, et six miradors dominent ses lieux clef. Les résident-e-s subissent les campagnes punitives et les arrestations arbitraires orchestrées par les soldats de l’armée d’occupation. Les crimes commis par des militaires attestent de la violence à laquelle sont confrontés les habitant-e-s. Des enfants ont été tués dans le camp alors qu’ils ne faisaient que jouer, comme ce fut le cas d’Aboud Shadi, âgé de treize ans, qui en 2015 a été pris pour cible sans raison apparente par un sniper israélien depuis un mirador.

Ces enfants grandissent marqués au quotidien par la violence de l’occupation. Ils sont privés de leurs droits, tandis que leurs lieux de vie continuent à être accaparés de force. Durant mon séjour, deux familles vivant au nord de Beit Jala, une ville à proximité d’Aïda, ont été chassées de leur propre maison par des soldats israéliens pour des motifs « sécuritaires ». Ce terme légitime un ensemble de pratiques qui permettent l’expropriation des familles palestiniennes et restreignent la liberté de mouvement.

Laisser une trace devient vital

Les habitant-e-s du camp d’Aïda, par exemple, ne peuvent pas se rendre dans la ville de Jérusalem à une douzaine de kilomètres de là, ni dans ce village de Beit Jibrin situé un peu plus loin, à l’intérieur de la Palestine historique de 1948 (aujourd’hui Israël), et duquel sont issues plusieurs familles du camp.

Pour circuler en Cisjordanie, les Palestinien-ne-s n’ont accès qu’aux anciennes routes, qui ne sont jamais les plus directes, et sont le plus souvent entravés par des checkpoints – avec tous les risques que cela comporte.

A Naplouse, les attaques de colons se remarquent par leur brutalité. En octobre 2018 encore, une mère de famille palestinienne, Aïsha Arabi, a été tuée par une pierre jetée sur le pare-brise de sa voiture, alors que ses enfants et son mari étaient à bord. Souvent, les soldats israéliens de la caserne située à l’entrée de la ville patrouillent de nuit et viennent rompre la paisibilité des habitant-e-s. Tandis que des oliviers – symbole de paix et de la culture palestinienne, mais aussi produit phare de son économie – sont régulièrement brûlés.

A Hébron, le constat est similaire. A la différence près que les colonies israéliennes se trouvent au cœur même de la ville, protégées en permanence par une présence militaire toujours plus forte. Depuis trente ans, Israël n’a eu de cesse d’intensifier la colonisation et l’occupation d’Hébron, y rendant toujours plus difficile les conditions de vie. Ainsi, il est normal de voir des soldats contrôler l’identité et le sac des écoliers. Si l’occupation est omniprésente, les colons sont pourtant rares : un millier, vivant au milieu de 200 000 Palestiniens. Mais le déplacement forcé des populations palestiniennes vers d’autres quartiers affecte toute la géographie spatiale de la ville, divisée par de multiples check-points.

Pourtant, face à l’amnésie et aux violences qu’elle subit, la Palestine est riche d’un peuple qui est prêt à ne rien lâcher. Prise dans une spirale de restrictions toujours plus fréquentes de ses libertés, la population trouve des moyens d’affirmer sa présence. Laisser une trace devient vital. Il n’est pas une famille, une personne qui n’ait d’histoire à raconter. Ces histoires sont variées – du jeune mineur prisonnier à la famille expulsée de son domicile en passant par la disparition d’un proche. Mais l’agresseur reste le même. L’indicible devient banal. C’est en cela que l’occupation israélienne est dangereuse. Elle affecte chaque classe sociale plus ou moins violemment et frappe aléatoirement.

Face à la détresse politique, économique et sociale de la population palestinienne, il est crucial de trouver une solution pour l’ensemble des réfugiés, en Palestine et à l’extérieur, dans le respect du droit international et des résolutions prévoyant leur droit au retour dans leurs foyers d’origine. Le peuple palestinien continue avec courage de mener des mobilisations individuelles et collectives pour enfin faire entendre les millions de voix qui s’élèvent pour crier comme Darwich : Palestine.
« Des actes qui attestent notre existence »

Palestine : rompre avec l’aveuglement

JPEG - 39.8 ko Basel Kittaneh, ancien résistant, cafetier à Naplouse : « Dès 2001, lors de la seconde Intifada, la ville de Naplouse était entièrement encerclée par l’armée israélienne. J’ai pris activement part à la résistance face aux violences militaires. Mon rôle était d’aider les familles à fuir la ville par les montagnes. En 2003, je me suis fait arrêter et j’ai écopé de quinze ans de prison. Pendant ces quinze ans, je suis resté actif : j’ai appris l’hébreu et passé un bachelor en histoire. Ensuite, j’ai enseigné aux prisonniers et je suis devenu un de leurs porte-parole auprès des geôliers. Si mon corps était physiquement bloqué, mon cerveau ne l’était pas.

A ma sortie, j’ai décidé de ne pas me réaffilier à mon mouvement politique car l’avenir de la Palestine passe par de nouveaux instruments, et la société civile à un rôle primordial à jouer. J’ai ouvert un café culturel dans le centre-ville de Naplouse. C’est un lieu d’échange entre Palestinien-ne-s, qui permet aussi aux touristes de venir à notre rencontre. Avec des ami-e-s, nous avons également ouvert une bergerie afin d’offrir du travail et des ressources à nos proches.

La prison m’a permis de prendre du recul par rapport au conflit et d’avoir une vue critique face à l’histoire que l’on nous apprend. Cette histoire m’a fait comprendre qu’un vivre-ensemble est possible, mais si et seulement si chacun d’entre nous retrouve ses droits. S’ils [Israël] nous redonnent nos droits, nous n’aurons plus besoin de les affronter. »

Palestine : rompre avec l’aveuglement

JPEG - 19.3 ko Mohammad Alazza, journaliste, camp de réfugiés d’Aïda : « Mon grand-père est venu vivre dans le camp après la guerre de 1948. Je suis donc né à Aïda et j’y vis avec ma famille. Je travaille dans le centre culturel de Lajee et, parallèlement, j’exerce une activité de journaliste.

Je suis réfugié dans mon propre pays. Ma maison d’origine existe encore dans un village, à 45 minutes d’Aïda. Pourtant je ne peux pas m’y rendre car je n’ai pas la capacité de voyager librement. Pendant la seconde Intifada, Aïda a été l’une des zones les plus attaquées. Notamment en 2004, lorsque Israël a entrepris la construction du mur de l’apartheid. Nos camarades ont commencé à manifester car ils savaient déjà quelles en seraient les conséquences.

Lorsque les Palestinien-ne-s résistent à l’envahisseur, ils sont considérés comme violents. Mais lancer des pierres ou filmer ne sont que des actes de résistance qui attestent notre existence. En 2011, j’ai commencé à filmer et photographier les exactions commises par les soldats israéliens. Le 8 avril 2013, j’ai entendu des tirs. Je suis sorti sur mon balcon et je suis parvenu à photographier un enfant qui avait été touché. Le soldat m’a vu et m’a atteint au visage. Après avoir subi deux opérations, j’ai dû me cacher pendant deux mois. Les soldats venaient chaque jour chez moi pour me retrouver. Une nuit, je me suis fait prendre. On m’a accusé de filmer les protestations et « d’incitation à la résistance », un motif fréquemment invoqué par Israël contre les journalistes palestiniens. Aux différents procès auxquels j’ai été convoqué, les juges n’ont jamais trouvé de preuves suffisantes. Mon cas est pendant depuis plus de cinq ans. Chaque mois, je perds une journée au tribunal. Au final, ce ne sont que des prétextes pour me rendre la vie difficile. Je ne lâcherai pas. Mon devoir est de continuer à témoigner des crimes qu’ils ont commis. »

Source : Le Courrier (Suisse)