Qu’aurait dit mon grand-père de Gaza ?

dimanche 21 janvier 2024

PNG - 658.8 ko

Dans ce texte saisissant Valentine Fell se remémore le rapport de son grand-père juif rescapé à sa propre judéité. Elle se glisse dans ce minuscule écart parfois infranchissable entre l’innommable de la Shoah et l’inassumable de la destruction de Gaza.

Je me souviens de son regard inquiet grossi par les verres de ses lunettes, de son poignet serré par le petit bracelet de cuir noir élimé d’une vieille montre dont il aimait remonter les aiguilles.

Et si je ferme les yeux, j’entends encore sa voix rauque. Celle qu’ont les vieilles personnes souvent enrhumées.

Régulièrement au cours des cinq années précédant sa disparition, nous avions pris l’habitude de déjeuner en tête à tête. Mon grand-père m’accueillait dans sa petite cuisine et je l’écoutais parler de son enfance boulevard Rochechouart. Au numéro 53 se trouvait l’appartement familial et quasiment en face, au 90, la boutique tenue par ses parents, tailleurs.

Le magasin se composait d’une grande pièce comprenant un rayonnage où étaient rangés tous les coupons de tissu, un petit bureau et un salon d’essayage. Dans l’arrière-boutique une grande table servait tour à tour au travail, au repas et aux devoirs des trois enfants. Il avait 15 ans quand son père fixa à la vitrine un écriteau de 70 centimètres de long sur 40 de large. Dans un encadrement gris était écrit en majuscule : JUDISCHES GESCHAFT et juste en dessous en minuscule et en italique : Entreprise Juive. À l’école sa place était à présent au fond, avec les autres kids dont le manteau était estampillé. « Il fallait avoir du caractère pour ne pas aller se faire recenser », avait-il un jour grommelé, la tête baissée dans son assiette.

Je devais avoir à peine plus que son âge à cette période, quand un midi, alors que je passais la porte de chez lui il se décomposa. Ses joues flasques se gonflèrent, écarlates, explosèrent en un cri. « C’est quoi ça » hurla le vieil homme. À mon cou, scintillait l’or d’une Magen David que le désir d’appartenance irriguant l’adolescence, m’avait poussé à acheter. Robert avait eu beau décrire la terreur d’une époque, c’est à cet instant, dans son visage contrit qu’elle m’apparut en flash :

Robert 15 ans marchant le long du boulevard Rochechouart et accélérant le pas devant une affiche où l’on peut lire « il faut aussi balayer les JUIFS pour que notre maison soit propre », Robert 16 ans tendant ses faux papiers aux gendarmes patrouillant sur la route de Castaignos-Souslens, village entre les deux Zones, Robert 18 ans, sautant d’un train en route pour les camps de travail sous le regard tétanisé des autres prisonniers, Robert 19 ans signant pour faire supprimer officiellement son nom : Pinkowsky. Robert Pinchon travaillant sans relâche, économisant sans exception, car l’argent synonyme d’autonomie s’entendait aussi comme capacité à fuir.

Robert devenu papa, puis papi, criant sur sa petite fille dont le subjectif ne permettait pas de sentir ce que cette étoile renversait en lui.

Il avait fallu deux générations pour que son traumatisme s’estompe en histoire familiale. Pour que sa peur ne soit plus une émotion mais une multitude de souvenirs. Il avait fallu un signe pour que tout resurgisse d’un coup.

« L’homme est méchant par essence, l’individu est méchant. Foncièrement  », répétait-il en servant nos bols de soupe tandis que j’ôtais de ma chaine le signe distinctif. « C’est préférable de ne pas dire ce qu’on est. D’ailleurs, on n’est rien de spécial. Simplement c’est préférable de ne pas donner l’occasion d’être vu comme ils aimeraient nous voir. À l’époque ils ne voulaient pas de nous, maintenant ce sont des musulmans dont ils ne veulent pas. On a cette chance-là, de pouvoir être invisible. » Incrédule, je déglutissais le liquide épais et chaud en le regardant se recomposer.

Qui étaient-ils ?

Pour poursuivre votre lecture  : https://ujfp.org/quaurait-dit-mon-g...

Source  : UJFP