ETATS-UNIS, ISRAEL, FRANCE… LA CPI, SAPEE ET MENACEE COMME JAMAIS...

L’Assemblée des Etats parties au statut de Rome s’ouvre lundi 2 décembre à La Haye, au moment où la Cour pénale internationale et son procureur doivent faire face aux coups de boutoir des Etats-Unis, d’Israël ainsi qu’aux réserves de la France après les mandats d’arrêt contre Nétanyahou et son ex-ministre de la Défense.
par Arnaud Vaulerin, Libération, publié le 29 novembre 2024
Le tir est nourri et le constat est unanime. Jamais les déclarations, les menaces et les attaques n’ont été aussi nombreuses contre la Cour pénale internationale depuis son entrée en fonction en 2002. Et le mandat d’arrêt émis par le procureur Karim Khan, le 21 novembre, contre le chef du gouvernement israélien Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, a constitué une sérieuse montée en gamme et en intensité. La CPI est engagée dans le plus dur des combats de sa jeune histoire.
Les optimistes salueront ces pressions comme une marque de reconnaissance du pouvoir croissant et visiblement efficace des juges de La Haye. En revanche, les pessimistes s’en alarmeront pour redouter un affaiblissement de la seule cour internationale permanente, voire sa disparition. Ce débat risque de s’intensifier alors que s’ouvre, lundi 2 décembre à La Haye, la 23e assemblée des 124 Etats ayant ratifié le statut de Rome. Et que la future administration américaine dégaine la cavalerie avant d’envahir la Maison Blanche en début d’année prochaine : « Vous pouvez vous attendre à une forte réponse au biais antisémite de la CPI et de l’ONU à partir de janvier », a éructé Mike Waltz, appelé à devenir le conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, après le mandat d’arrêt contre les dirigeants israéliens.
« La menace de mort pèse plus que jamais sur cette cour », raconte l’eurodéputée Chloé Ridel (socialiste). Fin octobre à La Haye, elle était en mission auprès de la CPI avec cinq autres parlementaires. Elle est rentrée à Bruxelles préoccupée. « J’ai alors pris conscience des risques réels pour l’avenir de cette institution et du danger des pressions américaines, détaille l’élue qui s’est entretenue avec le procureur Khan, le vice-président de la CPI, Rosario Salvatore Aitala, et la vice-présidente de l’Assemblée des Etats parties, Margareta Kassangana. Ils étaient très inquiets et nous ont dit : “Protégez-nous.” Et c’était pourtant avant même l’élection de Trump. Ils redoutent de lourdes sanctions du Sénat américain, déjà brandies au printemps, qui sont inacceptables. »
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« Vous êtes prévenus »
Le 24 avril, au moment où Karim Khan rédigeait sa requête en vue d’un mandat contre Nétanyahou, douze sénateurs républicains adressaient au procureur une lettre-diatribe au ton très cow-boy. « L’émission de mandats d’arrêt à l’encontre des dirigeants d’Israël serait non seulement injustifiée, mais elle mettrait en évidence l’hypocrisie et la politique deux poids deux mesures de votre organisation », mettaient alors en garde les élus, en ajoutant qu’aucun mandat n’avait été émis contre le « guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, ni contre le président syrien Bachar al-Assad […] ou à l’encontre du secrétaire général génocidaire de la République populaire de Chine, Xi Jinping ».
Puis, ils passaient aux intimidations au cas où la CPI poursuivrait sa requête : « Prenez Israël pour cible et nous vous prendrons pour cible. […] Nous mettrons fin à tout soutien américain à la CPI, nous sanctionnerons vos employés et associés, et nous vous interdirons, ainsi qu’à vos familles, l’accès aux Etats-Unis. Vous êtes prévenus. »
La Chambre des représentants des Etats-Unis a adopté en juin un projet de loi visant à imposer des sanctions aux fonctionnaires de la cour, mais cette mesure n’a pas encore été examinée par le Sénat. La récente publication des mandats d’arrêts pourrait accélérer cette démarche, d’autant que les républicains seront majoritaires dans la Haute Assemblée à partir de début janvier.
Elle a en tout cas relancé l’offensive américaine contre la CPI. Joe Biden a qualifié les mandats de « scandaleux ». Sur X, le sénateur républicain de Caroline du Sud, Lindsey Graham, a estimé que « la cour était une plaisanterie dangereuse. Il est temps que le Sénat américain agisse et sanctionne cet organe irresponsable ». Le même, en mars 2023, quand le procureur Khan émettait un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, saluait le « pas de géant » de la CPI, une « décision plus que justifiée par les preuves ».
« L’outil de la politique étrangère » des Etats occidentaux
Critiquée à ses débuts – et non sans raison – comme un tigre de papier judiciaire, une instance internationale périphérique qui ne s’occupait que des seigneurs de guerre africains, la CPI a également tardé à engager des poursuites dans d’autres conflits, comme en Afghanistan par exemple. Sans parler des difficultés à ouvrir des enquêtes pour des crimes de masse commis dans des pays qui ne reconnaissent pas sa compétence : contre les Ouïghours en Chine, les Syriens, etc. Pour ne rien arranger, les juges de La Haye se sont parfois décrédibilisés, au risque de fragiliser une institution naissante et tâtonnante : en 2021, au terme d’une procédure de dix ans, les dirigeants ivoiriens Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé étaient acquittés en raison d’un dossier d’accusation de la procureure Fatou Bensouda mal ficelé et des preuves « d’une exceptionnelle faiblesse ».
De rares dossiers ont été ouverts en dehors du continent africain, notamment en Asie. L’un contre la sale guerre antidrogue lancée par l’ex-président Rodrigo Duterte aux Philippines ; l’autre, en Birmanie, contre de très possibles « crimes contre l’humanité » commis à l’encontre des musulmans rohingyas en 2017. Le procureur vient d’ailleurs de demander un mandat d’arrêt contre le général Min Aung Hlaing, chef de l’armée. « Il aura fallu attendre sept ans après les faits pour arriver à cette décision, fait remarquer un diplomate français. Ce n’était clairement pas dans les priorités de la Cour, qui s’est concentrée sur la guerre en Ukraine et à Gaza. »
Combien de temps mettront les juges à valider – ou pas – un mandat d’arrêt contre le Birman Min Aung Hlaing ? Pour Poutine, Karim Khan a obtenu le feu vert en moins d’un mois. Et seulement un an après le début de l’invasion russe en Ukraine. Pour Nétanyahou, six longs mois auront été nécessaires pour l’émission des mandats. Et treize mois après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et les représailles israéliennes.
Le temps et l’action s’accélèrent-ils à la CPI ? En tout cas, ces mandats contre Poutine, puis surtout contre Nétanyahou, l’ont placée au centre de l’échiquier géopolitique. « C’est la première fois que le procureur s’en prend à Israël, à un proche allié des Occidentaux, à quelqu’un qu’ils soutiennent, financent et avec qui ils travaillent. Alors, les pressions sur la cour sont effectivement plus fortes, juge Iva Vukusic, historienne et chercheuse au département d’études sur la guerre du King’s College de Londres. Jusqu’à présent, il s’agissait de responsables secondaires et éloignés des puissants Etats américains et européens. Dans le cas de Poutine, il était considéré par la majorité des gouvernements à l’Ouest comme un opposant à l’Occident. Cette situation concernant la Palestine est utile parce qu’elle montre à quel point les Etats sont hypocrites lorsqu’il s’agit de leur soutien. Ils veulent que la cour agisse comme l’outil de leur politique étrangère. C’est vraiment un moment de vérité pour mesurer à quel point nous sommes attachés à la justice et au droit. »
La Cour est désormais l’objet de tirs croisés et victime de déstabilisations. Elle a subi une grave cyberattaque selon le site Justiceinfo.net. Le procureur est plus que jamais dans le viseur des ennemis de la CPI. « C’est un poste très exposé où on prend des coups parce que l’on s’attaque à des personnes très dangereuses, à l’impunité des plus hauts dirigeants de la planète. C’est vrai pour Karim Khan, c’était vrai pour Fatou Bensouda, sa prédécesseure », fait remarquer une juriste internationale.
« Tactiques inacceptables de voyous »
Mardi 26 novembre, comme le raconte le quotidien britannique The Guardian, l’ancienne procureure Bensouda est d’ailleurs revenue sur ce climat de pressions exercées sur elle, sa famille et ses conseillers quand elle dirigeait les enquêtes à la CPI entre 2012 et 2021. « Les tactiques inacceptables de voyous, les menaces, les intimidations et même les sanctions ne m’ont pas empêchée, ni mon bureau, de remplir nos obligations », a déclaré la magistrate gambienne lors d’une conférence sur l’Etat de droit international organisée à Londres.
Une longue enquête menée par le Guardian et les magazines +972 et Local Call, basés en Israël, avait révélé en mai comment l’Etat hébreu avait mené une guerre secrète durant près de dix ans contre elle et la cour. Il avait déployé ses agences de renseignement pour surveiller, pirater, diffamer et menacer le personnel de la CPI dans le but de faire dérailler les poursuites dès 2015. Cette année-là, Bensouda ouvrait une enquête préliminaire sur des allégations de crimes de guerre commis par les forces armées israéliennes et des militants palestiniens.
Fatou Bensouda avait également été prise pour cible par les Etats-Unis en 2020. Après l’ouverture, en mars, d’une enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité en Afghanistan, Trump, ulcéré, avait harcelé la CPI pour la dissuader de poursuivre des GI. Il avait retoqué des visas américains contre ses responsables, leur avait imposé des sanctions économiques et placé certains sur liste noire, dont Fatou Bensouda.
« Les Etats-Unis pourraient à nouveau mettre en place des sanctions extraterritoriales contre la CPI, craint l’eurodéputée Chloé Ridel. C’est pourquoi nous devons vite enclencher la loi de blocage de l’Union européenne pour permettre à la cour de continuer à travailler. » Ce dispositif adopté en 1996 quand Washington avait pris des mesures contre Cuba, l’Iran et la Libye, annule les effets de lois étrangères. Mais cela peut-il fonctionner pour la CPI qui, certes, siège à la Haye, mais n’est pas une instance de l’UE ?
« Ce n’est pas à la France d’invoquer les règles d’immunité »
Les défenses de la cour tentent de s’organiser. En mai, Khan a évoqué des poursuites en cas de nouvelles tentatives pour interférer sur le travail de la CPI. En juin, 93 Etats ont réaffirmé leur « soutien indéfectible à la cour en tant qu’institution judiciaire indépendante et impartiale ». Mais le front des soutiens se fissure. La Mongolie, Etat partie, a violé ses obligations en refusant en septembre d’arrêter Poutine venu en visite officielle. Cette situation sera abordée à l’assemblée de lundi. La publication des mandats d’arrêt et la question de l’immunité ébranlent la maison CPI.
La France, qui avait applaudi l’action du procureur contre Poutine en 2023, a viré casaque avec Nétanyahou et Gallant. « C’est tout simplement risible de sa part, juge l’experte Iva Vukusic. Le risque est réel que cette duplicité ruine la confiance dans le système. La prochaine fois que la France voudra faire la leçon au sujet de l’Etat de droit, on lui rappellera cette hypocrisie. Elle devrait se demander si cela vaut la peine de saper à ce point le système de la CPI pour soutenir ces deux hommes. »
Paris invoque les « immunités des Etats non parties à la CPI », comme Israël (ou la Russie). Et ajoute que « de telles immunités s’appliquent au Premier ministre Nétanyahou et autres ministres concernés ». Attention, fait remarquer Mathilde Philip-Gay, professeur de droit public à Lyon 3 et autrice de Peut-on juger Poutine ? (Albin Michel) : « Ce n’est pas à la France d’invoquer les règles d’immunité, comme l’a fait le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, mais à l’Etat de la personne mise en cause, en l’occurrence Israël. Par ailleurs, selon la jurisprudence de la CPI, seule la cour peut examiner si l’immunité est imposable, pas la France, insiste la juriste. Il y a un problème de connaissance juridique et une ingérence du pouvoir exécutif dans le judiciaire qui marque une vraie rupture. Tout cela est choquant, surtout quand on se souvient que la France est l’un des rares pays à avoir révisé sa Constitution pour y faire figurer la CPI. » Comme si l’immunité avait favorisé l’amnésie.