Gaza : « L’arête impossible à avaler dans la gorge d’Israël »

par Selim Nassib, écrivain
Libération, publié le 4 mars 2025
Le désir ou le fantasme de la disparition des Palestiniens ne date pas d’hier, ni de la saillie délirante de Donald Trump. En réalité, la machine à confisquer des terres et à implanter des colonies n’a jamais cessé de tourner. Rien ne semble en mesure de s’opposer à la nouvelle ambition trumpiste, sinon deux millions d’habitants.
Quand Trump a parlé de déplacer toute la population de Gaza afin de « s’approprier » le territoire pour en faire un magnifique Gaza-Mar-a-Lago, j’ai pensé au jour où il préconisait de boire de l’eau de Javel pour soigner le Covid-19. Une folie, une connerie, la lubie d’un homme ignorant échafaudant dans sa petite tête un projet impossible à réaliser. Comment d’ailleurs feraient-ils, lui et son allié israélien, pour déporter deux millions de personnes accrochées à leur terre avec les dents ? En les invitant à monter dans des bus ? En les poussant à marcher vers l’Egypte et la Jordanie qui refusent absolument de les recevoir ? Et comment les pousser ? Tout ça n’était pas sérieux.
Ce qui l’est, en revanche, c’est la réalité que la seule énonciation du projet a révélée. Abasourdi quelques secondes par l’audace de son protecteur américain, Nétanyahou a vite repris ses esprits pour affirmer que ce « déplacement » des Gazaouis était « la seule solution viable » et qu’il représentait une « opportunité historique » pour assurer l’avenir d’Israël. Rien d’étonnant de sa part. Le « projet » lui permettait de raccrocher les wagons avec l’extrême droite de son gouvernement et de garantir, pour un moment encore, sa survie politique.
82 % des Israéliens juifs sont favorables à la déportation des Palestiniens
Beaucoup plus lourde de conséquences est la réaction de son opinion publique. Un sondage de l’Institut de politique du peuple juif (JPPI) publié début février a montré que près de 82 % des Israéliens juifs étaient favorables à la déportation des Palestiniens de Gaza – dont 52 % qui la jugent praticable et 30 % désirable, mais irréalisable. Sur le principe, ils sont d’accord. Et si l’on en croit les sondages, seuls 3 % d’entre eux disent que le projet leur pose un problème moral…
Qu’est-il arrivé aux Israéliens ? On peut comprendre que la tragédie du 7 Octobre ait réveillé chez eux des traumatismes profonds très difficiles à surmonter – du moins à court terme. Israël a été créé à l’origine dans le but d’offrir à ses citoyens un pays où ils seraient à l’abri des horreurs qu’ils ont connues dans le passé. C’était la pierre angulaire, le contrat de base. L’intrusion si facile, si longue, si meurtrière des commandos du Hamas a frappé au cœur le principe même qui fonde Israël. Que cette attaque reste sans réponse militaire d’envergure était impensable. Mais que la riposte se transforme en destruction systématique visant à préparer un nettoyage ethnique est une tout autre affaire. Confrontée à cette réaction militaire hors de proportion, une écrasante majorité de la population juive israélienne est restée imperturbable – et totalement aveugle aux souffrances que leur armée infligeait aux Gazaouis.
Le spectacle de Palestiniens morts et blessés par dizaines de milliers, celui d’un territoire transformé en champ de ruines inhabitable, n’a quasiment jamais réussi à toucher leur cœur. Tous les samedis soir, ils ont clamé dans des manifestations géantes leur détestation de Nétanyahou qui laissait mourir les otages aux mains du Hamas, mais ils approuvaient à une grande majorité la guerre de vengeance qu’il menait en leur nom. Leur défense, leur excuse, leur alibi plus ou moins explicite étaient que les Gazaouis sont le Hamas – n’ont-ils pas voté pour lui ? Ils étaient l’ennemi sans visage. L’inhumanité même. Nul innocent parmi eux. Même pas l’enfant qui vient de naître et meurt de froid dans sa couveuse faute d’électricité.
Mois après mois, les blessures qu’ils ont subies le 7 Octobre sont restées ouvertes. Et c’est précisément ce sentiment de sidération et de deuil impossible que Nétanyahou a exploité pour mener sa politique. Tout lui a été carburant. Les mises en scène obscènes de la libération des otages orchestrées par le Hamas, le meurtre des jeunes enfants de la famille Bibas et de leur mère ont légitimement provoqué la colère et la nausée des Israéliens. La mort de l’otage militant de la paix Oded Lifshitz, 84 ans, est venue leur rappeler à quel point les hommes et les femmes les plus ouverts au sort des Palestiniens, habitants des kibboutz, participants à la rave party, ont été pris pour cibles. Voici par quel mécanisme un très grand nombre de pacifistes et de partisans de la « solution à deux Etats » ont basculé vers le consensus incarné par l’extrême droite israélienne.
Ceux qui n’avaient pas perdu la tête, les organisations des droits de l’homme comme B’Tselem ou le journaliste du quotidien Haaretz Gideon Levy, ont été menacés, traînés dans la boue, dénoncés comme traîtres. Les mots « Palestine » ou « Etat palestinien » sont devenus des insultes. Ce n’était pas un choix politique réfléchi, mais une pulsion plus ou moins avouée. Et c’est précisément cette pulsion, ce fantasme qui fermentait dans les estomacs que Donald Trump a d’un coup libérés. Désormais, on peut crier sans honte ce qu’on avait sur le cœur. Regardez ce qu’ils nous ont fait. Tous des assassins. Ils nous détestent et nous détesteront toujours. Il n’y a rien à faire. On ne peut plus vivre avec eux à côté. On n’a plus confiance. Finissons-en. Vaut mieux qu’ils partent !
Guerre d’indépendance pour les uns, Nakba pour les autres
Dès son origine, le sionisme a prétendu que les Juifs revenaient chez eux pour reprendre racine dans cette terre sans peuple qui était la leur de toute éternité. Contrairement au colonialisme classique, ils n’entendaient ni exploiter, ni opprimer, ni « civiliser » les « Arabes » présents sur place comme par accident. Ils voulaient simplement qu’ils ne soient pas là. Au terme de la guerre de 1948, plus de la moitié d’entre eux a fui ou a été expulsée sans espoir de retour. Guerre d’indépendance pour les uns, Nakba pour les autres. Les religieux – et même les laïques ! – en ont conclu que la main de Dieu était derrière tout ça : comme par miracle, le pays s’était vidé de ses habitants – et il était à eux pour toujours.
Le fantasme (et le désir) de la « disparition » des Palestiniens, de leur transfert, leur déportation, leur déplacement, quel que soit le nom qu’on lui donne, ne date donc ni du gouvernement de Nétanyahou ni de la saillie délirante de Trump. L’utopie vivace des premiers sionistes a, certes, dû reconnaître la réalité et composer avec elle, donner la citoyenneté aux Palestiniens qui étaient restés, tisser des relations, tenter de lancer des « processus de paix »… Mais la machine inéluctable, confisquer des terres, implanter des colonies, n’a pas arrêté un seul jour de tourner.
Ce grignotage permanent s’est fait au coup par coup le long des ans. Mais le soutien avéré de Nétanyahou au Hamas visant à affaiblir l’Autorité palestinienne, l’attaque du 7 Octobre et finalement l’élection de Trump ont créé les conditions d’un tournant autrement radical, la reprise à visage découvert du projet initial, une nouvelle Nakba – avec l’assentiment de l’écrasante majorité des Israéliens juifs.
Déjà les chars ont fait leur apparition à Jénine ; déjà 40 000 Palestiniens habitant les trois camps de réfugiés de cette ville ont été expulsés et avertis qu’ils ne pourront plus retourner chez eux avant un an ; déjà des colons de plus en plus agressifs n’hésitent plus à attaquer, à tuer, à brûler, à arracher des oliviers, à empêcher des récoltes…
Mais ça ne s’arrête pas là. Israël a déclaré avoir reçu le feu vert américain pour maintenir indéfiniment ses forces dans les points stratégiques qu’il occupe dans le sud du Liban. Il entend aussi demeurer dans la partie du Golan qu’il a envahi au lendemain de la chute du régime Assad. Il a signifié au nouveau pouvoir de Damas que l’armée syrienne était désormais interdite dans le sud de son propre pays (plus besoin d’envoyer des troupes, un simple ordre israélien suffit). De la même façon, Israël refuse de se retirer comme prévu du couloir de Philadelphie longeant la frontière entre Gaza et l’Egypte – et se déclare prêt à reprendre à tout moment les hostilités dans le territoire palestinien. Quant à l’Iran, Nétanyahou attend impatiemment que Trump l’autorise à y porter la guerre. Dans l’ère nouvelle, le feu vert de l’Amérique annule et remplace désormais le droit international.
Le peuple israélien tétanisé a implicitement donné licence à son gouvernement de mettre toute la région à genoux – au risque de compromettre ses relations avec l’Egypte, la Jordanie, les pays arabes signataires des « accords d’Abraham » et le projet de normalisation avec l’Arabie Saoudite.
Rien ne semble en mesure de s’opposer à cette nouvelle ambition impériale. Rien, sinon ce peuple têtu et encombrant, ces deux millions de Palestiniens à Gaza, ces trois millions en Cisjordanie, qui restent l’arête dans la gorge d’Israël – impossible à avaler, impossible à recracher.