Israël : « Haaretz » dénonce la guerre à Gaza malgré les critiques
Un article focus sur l’état de l’information en Israël et un (rare) journal critique
L’un des rares médias du pays à relater le conflit du côté palestinien est en première ligne face aux attaques du pouvoir contre la presse
Samuel Forey
JÉRUSALEM- correspondance
Le Monde 29/12
Le 5 décembre, Nir Hasson, journaliste au quotidien Haaretz, publiait une longue enquête sur les travaux d’un historien de l’université hébraïque de Jérusalem, Lee Mordechai, qui documente les crimes de guerre commis par l’armée israélienne à Gaza. Le premier paragraphe relate l’extrait d’une vidéo d’un soldat dans la bande de Gaza qui se réjouit qu’un chien mange les restes d’un cadavre : « Il a pris le terroriste, le terroriste est parti – dans les deux sens du terme. » Puis, le soldat lève la caméra et filme un coucher de soleil sur l’enclave. Ce n’est que l’une des scènes d’un rapport dont la dernière version en anglais compte 124 pages.
Le 18 décembre, le journal fondé en 1918, trente ans avant la création de l’Etat hébreu, s’intéressait aux exécutions extrajudiciaires commises par les soldats israéliens dans le corridor de Netzarim. Cette ligne, tenue par l’armée, coupe Gaza en deux parties, séparant le sud de l’enclave, où a échoué la majeure partie des Palestiniens du territoire tentant d’échapper aux bombardements israéliens, du nord, qui continue d’essuyer le plus dur des frappes depuis le massacre mené par le Hamas, le 7 octobre 2023. Le corridor est devenu au fil des mois un no man’s land large de sept kilomètres – vaste emprise dans un territoire long de 40 kilomètres.
L’enquête, écrite par le journaliste d’investigation Yaniv Kubovich, explique que les forces sur le terrain l’appellent la « ligne des cadavres ». L’armée en a chassé tous les résidents et a démoli les habitations pour y installer des routes et des postes avancés. Un officier de la division 252 affirme que « tous ceux qui entrent sont abattus ».Les civils qui y sont tués sont ensuite qualifiés de « terroristes ». Et les unités chargées du contrôle du corridor de Netzarim ont mis en place un concours du plus grand nombre de victimes, selon l’officier.
« Représailles excessives »
A la suite de cette enquête, le journal titrait dans son éditorial du 22 décembre : « Israël est en train de perdre son humanité à Gaza. » Et, le lendemain, publiait une tribune de Yoel Elizur, professeur à l’Université hébraïque, spécialiste en santé mentale, auteur d’une étude publiée en 2012 sur les comportements violents chez les soldats lors de précédentes guerres, notamment la première intifada (1987-1993). Il expliquait comment la rhétorique brutale du gouvernement aggravait les problèmes de comportement des troupes israéliennes dans Gaza. « La rhétorique de haine et de vengeance de notre gouvernement, renforcée par sa volonté de saper le système judiciaire, a conduit à des représailles excessives et à des massacres de civils à Gaza. »
Cette réalité, qu’Haaretz expose avec constance, est largement ignorée par la majorité des Israéliens. Ce journal, marqué à gauche, a, comme tous les médias de l’Etat hébreu, couvert l’attaque du 7-Octobre et le choc immense qu’elle a provoqué et continue de provoquer dans la société israélienne. Mais, alors que l’immense majorité tait les souffrances subies par les Palestiniens, le quotidien, avec d’autres rares publications comme +972 Magazine et Local Call, montre la guerre que l’armée israélienne mène à Gaza dans toute sa brutalité – plus de 45 000 morts en quinze mois, selon le ministère de la santé de l’enclave.
Malgré ce travail, cette couverture reste encore largement ignorée, selon le journaliste Nir Hasson : « Je crois que ça commence à bouger du côté de la gauche, mais elle est très faible en Israël. En général, je reçois plus de messages de haine que de soutien. Le désir de vengeance n’est pas assouvi. C’est important de raconter ce qui s’est passé le 7-Octobre, tout comme ce qui se passe maintenant. Mais beaucoup d’Israéliens ne veulent pas voir ce qui arrive à Gaza et se considèrent comme des victimes. Ils n’imaginent pas le mal que cette guerre est en train de faire au pays. »
Le gouvernement actuel avait lancé une première attaque contre les médias qui se montraient critiques envers sa politique, début 2023, parallèlement à une réforme judiciaire qui avait provoqué la plus importante contestation de l’histoire du pays. L’attaque a repris récemment, et Haaretz est en première ligne. Bien que peu lu en Israël – une audience de 5 % –, le journal est très reconnu à l’étranger, selon Amélie Férey, spécialiste d’Israël à l’Institut français de relations internationales : « De nombreux rapports d’ONG, ainsi que la Cour pénale internationale s’appuient sur Haaretz. Et c’est un problème pour le gouvernement actuel. »
Fin novembre, le gouvernement a décidé la rupture de tout lien entre l’Etat et Haaretz, disant qu’il ne diffuserait plus ni de messages publics ni de campagnes de publicité dans le journal. Quelques jours plus tard, un projet de loi proposant de fermer la chaîne de télévision KAN et les radios publiques dans les deux ans a été approuvé par la Knesset, alors que la chaîne 14, ouvertement pro-gouvernement, et appelant au « génocide des Palestiniens », selon des organisations israéliennes des droits humains, continue à recevoir des fonds normalement destinés aux petits médias.
Les attaques sont parfois plus directes, comme la diatribe de quatre minutes que Benyamin Nétanyahou a diffusée sur son compte X jeudi 26 décembre, après une enquête à la télévision israélienne visant sa femme. Celui-ci dénonce dans la vidéo une « propagande mensongère » des « médias de gauche ».
Le syndicat israélien des journalistes a répondu dans un communiqué : « Le premier ministre continue d’attaquer les journalistes et les professionnels des médias dans le cadre d’une campagne organisée et de grande envergure visant à saper la presse libre en Israël, avec l’intention de faire taire les critiques publiques. »
« Mécanisme de déni »
De son côté, Haaretz persiste. « Le journal continue à décrire ce qui se passe à Gaza et également la détérioration de ce qui reste de la démocratie israélienne. La coupure des liens avec l’Etat représente une perte de 3 millions de shekels, moins d’un million d’euros. C’est plus symbolique qu’autre chose », estime Oren Persico, spécialiste israélien des médias, travaillant pour la publication sur le journalisme Septième Œil. Il ne voit pas de changement immédiat à venir dans la couverture de la guerre dans les médias plus populaires. « Le public ne veut pas savoir. Le mécanisme de déni est très ancré, dans un endoctrinement qui date de plusieurs décennies. Bien sûr, il faut montrer la réalité, mais c’est un processus très long pour changer la façon dont les gens la perçoivent. »
Dans ce combat incertain, les journalistes du quotidien de gauche continuent, assure Nir Hasson : « Que faire d’autre ? Et Dieu merci, je travaille pour Haaretz, qui me permet de dire ce qui se passe ici. »