« Je suis ma liberté » (Hikayat jidar) de Nasser Abu Srour

vendredi 31 janvier 2025

Traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, Gallimard, « Du monde entier »,
304 p., 22,50 €, numérique 16 €.
Extrait du Monde des livres, publié le 24 janvier 2025

Dans la littérature arabe d’aujourd’hui, les écrits de prison (« adab el-sojoun ») constituent un genre bien identifié, nourri par une histoire de luttes et de répressions qui ne semble pas près de se clore. Au sein de ce corpus, les écrits palestiniens occupent une place à part, leurs auteurs étant tous prisonniers, non de leur propre régime, mais de l’État d’Israël.

Nasser Abu Srour (né en 1969), incarcéré depuis 1993 et condamné à perpétuité pour sa participation au meurtre d’un officier des services de renseignement israéliens au cours de la première Intifada (1987-1993), est aujourd’hui l’un des plus anciens de ces prisonniers. Il lui a fallu plusieurs années pour faire sortir clandestinement son « Histoire d’un mur » – le titre original de cet extraordinaire récit de près de trente années de captivité, publié en arabe à Beyrouth en 2022 et traduit aujourd’hui en français sous le titre Je suis ma liberté. « C’est l’histoire d’un mur qui m’a pris pour témoin de ses paroles et de ses actes (…). Je suis la voix de ce mur. »

On ne saurait prendre cet incipit pour une pirouette rhétorique : tout au long du livre, Abu Srour s’adresse à celui qu’il appelle « mon mur », ce miroir qui sauve le prisonnier de son enfermement, car « s’accrocher à un mur [peut] être le chemin le plus court pour le franchir ». Ayant renoncé à sa liberté, celle-ci ne peut plus lui être confisquée. Dans les dernières pages, il écrit encore : « Je suis privé de ma liberté et je suis ma liberté. » Au moyen d’une écriture touffue, à la fois philosophique et poétique, magnifiquement rendue par la traduction de Stéphanie Dujols, Abu Srour explore et épluche une à une toutes les couches de sa condition de condamné à perpétuité pour recouvrer le noyau dur de son humanité et demeurer vivant plutôt que survivant.

Un document de premier ordre

Je suis ma liberté est aussi l’autobiographie politique d’un militant palestinien dont la vie, libre puis enfermée, solitaire puis emportée dans une relation amoureuse avec son avocate, se confond largement avec la cause de la libération nationale. De ce point de vue, le récit, parfaitement chronologique, est aussi un document de premier ordre. On le voit grandir, cinquième de huit enfants, dans le camp d’Aïda, près de Bethléem, en Cisjordanie, un carré ceint de quatre murs où la brique puis le béton ont remplacé la toile des tentes. Enfant de la « génération des pierres », celle de la première Intifada – il a 18 ans quand elle éclate, en 1987 –, il croit en la victoire possible. « La génération de la “seconde Nakba” [la défaite de 1967] attendit vingt ans pour se délester du poids de défaites qui n’étaient pas les siennes. » Mais, plus loin, il écrit : « Nous étions des dieux menteurs qui croyions à nos mensonges. »

Jusqu’au jour de janvier 1993 où il est arrêté. Interrogatoires, isolement, torture, transferts d’une prison à l’autre, d’une cellule surpeuplée à un quartier d’isolement. Abu Srour évoque avec une pudeur qui confine à la discrétion les souffrances endurées dans ces premiers mois. Arrivent les accords d’Oslo (septembre 1993) : les prisonniers se divisent entre ceux qui s’accrochent à leur « vieux récit » et ceux qui veulent croire au « nouveau mensonge » promu par le « narrateur en chef » (Yasser Arafat, 1929-2004), d’autant que des vagues d’échange et de libération de détenus suivent la signature des accords. Moments terribles, où « les élus taisaient leur joie de revenir à la vie, les autres faisaient semblant de ne pas être tristes ». Le même scénario se reproduit en 2011 et en 2013, mais à chaque fois, Israël refuse de libérer la trentaine de condamnés à perpétuité, dont Abu Srour.

Peu après, une rencontre vient chambouler sa routine. Une jeune avocate lui rend visite, avec laquelle va se nouer, au fil du temps, une relation de plus en plus intense, dont le récit, entrecoupé de poèmes et de lettres bouleversantes, occupe la seconde partie du livre. Cette histoire d’amour sera à la fois le moment le plus heureux et l’épreuve la plus difficile qu’il ait dû affronter au long de ces trente ans de détention. Ces pages comme celles qui précèdent sont baignées d’un lyrisme qui fait de ce récit, au-delà d’un document sur la condition carcérale et la lutte des prisonniers palestiniens, un grand texte littéraire.


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