LA SYRIE APRES ASSAD

« Ce n’est pas Kaboul, ici » : à Idlib, en Syrie, les femmes se disent « en sécurité »
Dans leur fief ultra-conservateur d’Idlib, les nouveaux maîtres de la Syrie ont tenté d’imposer des restrictions liberticides au nom de la charia. À travers le pays, des Syriennes craignent le pire. Même si les femmes rencontrées par Mediapart dans l’enclave rebelle assurent être « libres ».
Rachida El Azzouzi, Mediapart, 3 janvier 2025
Idlib (Syrie).– « On vit comme des reines à Idlib, n’est-ce pas, les filles ? » Zainab cherche du regard l’approbation de ses copines, en tirant de son sac à main contrefait un fanion aux couleurs de la nouvelle Syrie. Un instant, la bande se fige de méfiance puis lance un unanime « oui ! ».
En quelques minutes, un attroupement se forme au pied des escaliers de la faculté non mixte de sciences de l’éducation. « Venez ! On discute avec une journaliste qui vient de Paris, oui, Paris, la tour Eiffel ! », s’enthousiasme la nuée d’étudiantes.
Dans le brouillard de ce matin de décembre, une dizaine de jeunes filles accourent, en bottines à talon et niqab noir qui ne laisse apparaître que leurs yeux. Chacune réclame un selfie qu’elle s’empresse de publier aussitôt sur ses réseaux sociaux, TikTok et Instagram en tête.
Chacune dit sa joie de vivre à Idlib, cette ville de l’extrême nord-ouest syrien où vivent quatre millions de personnes, dont plus de la moitié sont déplacées par la guerre, le laboratoire politique depuis 2017 des nouveaux maîtres de Damas, le groupe islamiste radical Hayat Tahrir Al-Cham (HTC).
« Ici, on a tout ce qu’il faut pour être heureuses. Et surtout, nous sommes libres », assure Zainab. Âgée de 28 ans, elle en a « ras-le-bol » d’entendre dans les médias occidentaux qu’Idlib serait une miniature de l’Afghanistan, où, depuis le retour au pouvoir des talibans, les femmes subissent un effacement méthodique au nom d’une stricte interprétation de la charia, la loi islamique.
« On suit la charia mais ce n’est pas Kaboul, ici. Je peux étudier, travailler, conduire, me maquiller. Je porte le niqab mais personne ne m’y oblige. C’est mon choix, mon corps », dit Zainab. Elle rattrape le retard pris dans ses études à cause de la guerre, veut devenir enseignante, former les nouvelles générations, celles qui vont « unifier et rebâtir la Syrie », délivrée de la dictature. Elle aime courir, écouter de la musique, lire le Coran.
« Si tu viens vivre ici demain, personne ne te forcera à porter le voile intégral. C’est une coutume, pas un commandement de Dieu. Tu pourras garder tes cheveux à l’air libre », renchérit Fatmeh, en nous offrant une rose blanche en plastique et un gâteau flanqué des trois étoiles du drapeau de la révolution en sucre.
Une camarade, voilée depuis l’enfance, n’est pas du même avis : « C’est important dans notre religion de cacher notre corps et notre visage. Tu t’imagines sortir sans niqab alors que la majorité des femmes d’Idlib le porte ? Moi, j’en suis incapable et cela susciterait la réprobation de mon entourage et de la société. » Sa voisine rétorque que c’est tout à fait possible, qu’elle est la première dans sa famille à porter le niqab, que son choix n’allait pas de soi pour ses parents.
Le débat s’enflamme sous la pluie glaciale qui redouble d’intensité, chacune y allant de sa définition de la liberté, en courant se mettre à l’abri sous l’auvent de la cafétéria de la faculté. Mais une seule et même conclusion s’impose à elles : HTC, issu du Front Al-Nosra, initialement affilié à l’État islamique (Daech), puis rallié à Al-Qaïda avant de rompre avec l’organisation, ne mène pas la guerre aux femmes.
Preuve parmi d’autres, selon elles : une femme, la première, Aisha al-Debs, qui aidait des réfugié·es dans la région Idlib, vient d’être nommée au sein du gouvernement transitoire, présidente du bureau des « affaires de la femme ». « Et elle n’acceptera pas d’être une potiche ! », assure une étudiante.
Signaux contradictoires
Pour la première fois dans l’histoire de la Syrie, une femme, Mohsina al-Muhaythawi, connue pour son opposition au régime, ancienne directrice des finances à Sweida, ville peuplée de Druzes, dans le sud, est aussi devenue gouverneuse dans cette région où HTC n’en a pas nommé.
Ces nominations interviennent après la polémique attisée par le porte-parole du gouvernement intérimaire Obaida Arnaout, affirmant lors d’une interview sur la chaîne de télévision libanaise Al Jadeed, à peine le régime balayé, que « l’essence des femmes et leur nature biologique et psychologique ne correspondent pas à tous les postes », tels que le ministère de la défense ou de la justice.
Des propos à rebours de l’image d’inclusivité et de modération que tente de donner, par tous les moyens, à la population et au monde entier, le leader de HTC, Ahmed al-Charaa, confronté au défi de la gouvernance nationale.
Le nouvel homme fort de la Syrie, qui a délaissé le turban et la kunya (son nom de guerre) d’Abou Mohammed al-Joulani associés à son passé djihadiste, fait tout pour que le mouvement ne soit plus classé « terroriste » par plusieurs pays occidentaux, dont les États-Unis. Pour s’attirer une reconnaissance internationale, se légitimer en tant qu’acteur politique, obtenir la levée des sanctions, il multiplie les signaux d’ouverture.
Dans un entretien à la chaîne anglaise BBC, alors qu’à travers le pays des Syriennes s’inquiètent pour leurs droits sous HTC, que des manifestations ont éclaté à Damas scandant « pas de nation libre sans femmes libres », Ahmed al-Charaa promet que « les droits des femmes seront respectés », que cela rentre dans les « habitudes culturelles en Syrie ». Il insiste aussi sur le droit à l’éducation des femmes et cite en modèle les universités d’Idlib où le taux de femmes inscrites est de « plus de 60 % ».
Mais une autre interview, donnée peu après à la télévision turque TRT, est venue torpiller son discours. Celle d’Aïsha al-Debs, première femme du gouvernement intérimaire citée plus haut. Elle a soulevé la colère en exhortant les femmes « à ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu », à savoir « leur rôle éducatif au sein de la famille » et déclaré qu’elle « n’ouvrirait pas le passage à quiconque n’est pas d’accord avec [sa] pensée ».
Dimanche 29 décembre, le chef de la diplomatie syrienne, Assaad Hassan al-Chibani, tentait de calmer l’indignation en assurant sur le réseau social X que les autorités « se tiendront aux côtés » des femmes « et soutiennent pleinement leurs droits ». « Nous croyons au rôle actif de la femme au sein de la société, et nous avons confiance en ses capacités et ses compétences, a-t-il précisé. La femme syrienne a lutté des années durant pour une patrie libre préservant sa dignité et son statut. »
"Au début, ils ont tenté de fixer des règles, de forcer des femmes à se couvrir. Cela n’a pas plu. Par le dialogue, ils ont évolué.", Ossama Abouch, imam à Idlib
Zainab et ses copines n’en doutent pas. Elles portent aux nues Joulani. « Il est le sauveur d’Idlib et désormais de toute la Syrie. » Elles le croient « sincère », « débarrassé de la mentalité Daech ». Leur professeur de psychologie, Mohammad Jomora Jafar, un petit homme trapu, qui se joint à la conversation, aussi.
Grelottant dans son blouson de cuir trop léger, ne portant pas la barbe et refusant de serrer la main des femmes, il assure que celles-ci sont « les égales des hommes à Idlib ». « Si ce n’était pas le cas, on ne les laisserait ni étudier ni vous parler », balaie-t-il. Il enseigne depuis dix-sept ans dans cette ville qui a « toujours été très conservatrice bien avant Joulani, sans jamais vraiment adhérer au sunnisme radical ».
« Les gardiens de la promotion de la vertu et de la répression du vice » de HTC ont bien essayé d’imposer les lois de la hisba (la « police des mœurs » chargée notamment de faire respecter un rigorisme vestimentaire aux femmes) et de la charia (flagellation, châtiment, lapidation), mais sans réellement y parvenir.
Ils ont cherché à étouffer les femmes, à les soumettre à de multiples restrictions dans les lieux publics, allant de l’injonction à adopter des tenues islamiques dès l’enfance, à celles de ne pas se maquiller, de ne pas sortir sans être accompagnée par un mahram, un homme de l’entourage, etc.
En 2021, une campagne d’affichage avec versets coraniques à l’appui a provoqué un tollé. Ahmed al-Charaa, – Joulani pour les habitants d’Idlib –, s’est résolu à suspendre la hisba, ce qui lui a valu les protestations des plus extrémistes, l’accusant de s’éloigner de l’islam.
« Cela nous a pris du temps de faire confiance à HTC, raconte l’imam Ossama Abouch qui officie dans l’une des innombrables mosquées d’Idlib, celle près de la seule église (Sainte-Marie des grecs-orthodoxes) fermée depuis de longues années. On voulait voir la différence entre le régime Assad et HTC, si Joulani et ses hommes défendaient le bon islam. La charia indique le mode de vie à suivre mais elle ne doit pas être un combat contre l’humanité. Au début, ils ont tenté de fixer des règles, de forcer des femmes à se couvrir. Cela n’a pas plu. Par le dialogue, ils ont évolué. »
Le religieux, qui prône une constitution s’inspirant de la charia, « la meilleure loi pour diriger musulmans et non-musulmans », et qui n’accepterait pas des sapins de Noël et des croix dans Idlib, ni que ses filles ne portent pas le niqab, jure que la ville est moins conservatrice qu’avant la guerre. « On accepte le kufr (la non-croyance) et on voit aussi des voiles colorés », argue-t-il pour appuyer son propos.
Femmes et hommes séparés
Dans l’espace public dominé par les hommes, la couleur qui l’emporte quand on croise une femme demeure le noir du voile intégral. Tout en réduisant sa « rigidité » et en se transformant, HTC a maintenu sa radicalité idéologique salafiste. Dans les restaurants de la ville, les femmes sont séparées des hommes, poussées derrière des rideaux à l’abri des regards masculins.
« C’est pour qu’elles puissent se dévoiler et manger dans de bonnes conditions », justifie le serveur d’un fast-food, gêné qu’on ne soit pas couvertes d’un voile. Ses collègues, que des hommes, détournent le regard à notre passage. Près des toilettes, dans le fond du commerce, des barbus en treillis terminent leur prière entre deux tables. Quand ils apprennent la présence d’une journaliste étrangère, ils demandent, d’un ton jovial, si on peut prendre un selfie ensemble et si on est sur Facebook.
Aboush, la soixantaine, célébré à Idlib comme le meilleur pâtissier de toute la Syrie, pour ses délicieux beignets à la crème trempée dans du miel et des copeaux de pistache, veut lui aussi faire une photo souvenir. Une file d’hommes s’agglutinent derrière sa vitrine. La seule femme présente reste à l’extérieur avec ses filles et envoie son fils d’à peine 7 ans au comptoir.
« Dites en France que nous ne sommes pas des terroristes mais des gens bien », lance le patron à notre adresse. Rasé de près, il égrène son chapelet, devant un verre de thé, tandis que ses employés servent à tour de bras les pâtisseries. Il est content de voir des étrangers dans le dernier bastion anti-Assad. « La Syrie est libre, gloire à HTC et à Dieu », s’écrie-t-il.
Dans son bureau du ministère de l’information, Mohamad al-Asma, un journaliste qui a rallié l’administration civile de HTC, veut tordre le cou « aux mensonges ». Il allume d’abord une cigarette en lançant, provocateur : « Si j’étais un djihadiste, je ne fumerais pas, c’est interdit ! » Puis il s’attaque à ceux qui veulent nuire à son héros : « Joulani n’a jamais forcé les femmes à suivre un mode de vie particulier à Idlib et cela ne va pas changer. »
Derrière le canapé, deux drapeaux. Celui de la révolution syrienne, vert, blanc et noir avec trois étoiles rouges au centre, et un autre blanc, avec la profession de foi musulmane transcrite en lettres noires, l’emblème de HTC qui donne des sueurs froides à bien des Syrien·nes, car il ressemble à celui des talibans. Ahmed al-Charaa avait félicité les fondamentalistes afghans lors de leur triomphe éclair en 2021. Ils l’ont à leur tour félicité pour son offensive fulgurante.
« Il ne faut pas aller chercher plus loin, évacue Mohamad al-Asma. La Syrie ne sera pas l’Afghanistan. » Il rappelle les directives de HTC publiées deux jours après le renversement du régime, garantissant « la liberté personnelle » de chacun·e, et annonçant notamment qu’il est « strictement interdit d’interférer avec la tenue vestimentaire des femmes ou d’imposer des exigences liées à leur habillement ou à leur apparence, y compris de demander de la modestie ».
"En tant que femme, musulmane, pratiquante, je me sens entendue, respectée, libre, sous Joulani." Hasna Badra, fondatrice d’une association
À quelques kilomètres de là, dans la banlieue embouteillée d’Idlib, aux rues en terre battue, où voitures et piétons s’embourbent dans des flaques d’eau boueuse, Hasna Badra, 50 ans, remercie encore « le gouvernement de salut syrien » sous la tutelle de HTC de l’avoir laissée monter son association.
Dédiée aux survivantes des prisons du régime Assad, elle fédère plus de 200 membres. « Si le mouvement était contre les femmes, nous n’aurions pas ce droit de nous organiser », constate-t-elle. « En tant que femme, musulmane, pratiquante, je me sens entendue, respectée, libre, sous Joulani », explique la mère de famille, emprisonnée trois fois sous Assad pour son activisme (trois mois en 2014, un an en 2015, quatre mois en 2017).
Son amie Razan, également rescapée des geôles, qui tombe le niqab, acquiesce : « Joulani est un dirigeant ouvert. Il a réussi à Idlib, il réussira pour la Syrie. » Elle se sent « en sécurité en tant que femme ici ». Elle n’a pas fini son témoignage qu’elle éclate en pleurs tant le traumatisme est à vif.
Tortures, violences sexuelles… Razan, qui vient de découvrir que son frère avait été supplicié à mort à la prison de Saidnaya, met difficilement les mots sur les atrocités endurées dans les cachots assadiens et dans sa ville de Zabadani, la première localité conquise par les rebelles en février 2012, entre Damas et la frontière syro-libanaise.
Elle tient, malgré la souffrance, à décrire le siège du régime appuyé par le Hezbollah libanais pendant plusieurs années, les bombardements, les exactions, les viols, la famine puis la fuite à Idlib en 2017. Son espoir, aujourd’hui, c’est la justice, « qu’Assad et ses bourreaux paient », et cette association qui répare tant de femmes.
« Ici, on se reconstruit, on peut dire l’indicible », avance Hasna Badra, émue à son tour aux larmes. Des études, un travail, un toit, une aide psychologique, humanitaire… L’organisation se démène pour offrir un soutien sur mesure à chacune.
Parmi les survivantes, plusieurs ne peuvent pas retourner dans leur famille qui les rejette car elles ont été violées en prison, dénonce avec véhémence Razan. Elle veut bien figurer sur la photo mais pas sans son niqab. Son mari ne tolérerait pas qu’elle montre son visage en public.
Rachida El Azzouzi
La Syrie après Assad