LES LIENS CACHES D’UN GEANT DU JOURNALISME AVEC LE GOUVERNEMENT AMERICAIN

L’OCCRP, le plus important réseau de médias d’investigation au monde, a dissimulé l’ampleur de ses liens avec le gouvernement américain, qui fournit la moitié de son budget, bénéficie d’un droit de veto sur ses dirigeants et finance des enquêtes sur la Russie ou le Venezuela.
Par Yann Philippin et Stefan Candea, Mediapart, 2 décembre 2024
Drew Sullivan est inconnu du grand public, mais cet Américain de 60 ans est pourtant l’un des journalistes les plus influents au monde. Il a cofondé et dirige l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP). Créé en 2008 à Sarajevo, c’était au départ un réseau de médias destiné à enquêter sur la corruption et le crime organisé dans les Balkans. Seize ans plus tard, l’OCCRP est devenu, comme l’indique Drew Sullivan, « la plus grosse organisation de journalisme d’investigation sur terre »

Avec 20 millions d’euros de budget annuel et 200 salarié·es sur tous les continents, cette ONG a lancé ou nourri les plus grandes enquêtes journalistiques internationales de ces dernières années, souvent basées sur des fuites massives de données : Panama Papers, Pandora Papers, Suisse Secrets, Narco Files, Pegasus Project, Cyprus Confidential, ou la série des Laundromat, qui a révélé les détournements de fonds des élites dirigeantes de la Russie et de l’Azerbaïdjan.
La spécialité de l’OCCRP est d’organiser la collaboration entre médias du monde entier. « Si quelqu’un veut faire une histoire mondiale, il peut la proposer à l’OCCRP et obtenir cent journalistes », explique Drew Sullivan. Aujourd’hui basé à Washington, Amsterdam et Sarajevo, l’OCCRP fédère 70 médias membres, ainsi que 50 partenaires, parmi les plus prestigieux : le New York Times et le Washington Post aux États-Unis, le Guardian au Royaume-Uni, Der Spiegel et la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, ou Le Monde en France.
L’OCCRP, qui a reçu plus de cent prix de journalisme, est réputé pour la qualité et le courage de ses reporters, dont certain·es sont en exil ou ont fini en prison. Selon Drew Sullivan, les enquêtes de l’OCCRP auraient permis à de nombreux États de récupérer plus de 10 milliards de dollars, et provoqué la chute de chefs de gouvernement dans « cinq ou six pays ».
Mais il y a un revers à cette médaille. Alors que l’OCCRP se présente comme totalement indépendant, ses dirigeants l’ont placé dans une situation de dépendance structurelle vis-à-vis du gouvernement des États-Unis.
C’est ce que révèle une enquête menée par Mediapart, Drop Site News (États-Unis), Il Fatto Quotidiano (Italie), Reporters United (Grèce) et la télévision publique allemande NDR, qui a décidé de censurer au dernier moment la diffusion de son sujet. La NDR avait pourtant lancé ce projet et suspendu sa collaboration avec l’OCCRP sur la base des faits découverts par ses journalistes.
Un financement inavoué
Notre enquête révèle que l’OCCRP a été créé grâce au soutien financier du bureau de coopération judiciaire et policière du ministère des affaires étrangères des États-Unis. Washington fournit, aujourd’hui encore, la moitié du budget de l’OCCRP et dispose d’un droit de veto sur la nomination de ses hauts dirigeants, dont Drew Sullivan.
L’OCCRP indique certes sur son site internet qu’il reçoit de l’argent du département d’État et de USAID, agence états-unienne d’aide au développement. Mais il a dissimulé l’ampleur de ce financement et ses conséquences à ses médias partenaires, à ses journalistes et au grand public. Le financement américain n’est d’ailleurs jamais mentionné dans les articles, dont ceux publiés par Le Monde en France.
Nos révélations sont basées principalement sur des documents publics et des interviews filmées accordées à la NDR par Drew Sullivan et plusieurs hauts fonctionnaires américains.
« Je suis très fier de dire […] que l’OCCRP est l’un des meilleurs projets jamais réalisés par USAID dans le domaine de la démocratie et de la gouvernance », indique Michael Henning, cadre au bureau Europe et Eurasie d’USAID. « Nous sommes fiers que […] le gouvernement américain soit le premier donateur public de l’OCCRP. […] Mais nous savons également très bien à quel point cette relation peut parfois être embarrassante » pour une organisation journalistique, reconnaît sa collègue Shannon Maguire, chargée du dossier OCCRP à USAID.
[L’OCCRP] permet aux États-Unis d’apparaître comme vertueux et de définir ce qui est considéré comme de la corruption.
Le responsable d’une rédaction sud-américaine
En 2021, Samantha Power, patronne d’USAID, avait qualifié l’OCCRP de « partenaire » du gouvernement américain. Son agence finance même un programme qui transforme les enquêtes de l’OCCRP en armes, en essayant de déclencher systématiquement des enquêtes judiciaires ou des procédures de sanctions basées sur les articles.
L’OCCRP a confirmé la plupart de nos informations mais en conteste l’importance, indiquant que les États-Unis n’ont aucune influence sur le choix et le contenu des articles – dont la qualité n’est pas en cause. « Dès le début, nous avons veillé à ce que les financements gouvernementaux soient accompagnés de garde-fous impénétrables qui protègent le journalisme produit par l’OCCRP. […] Nous sommes convaincus qu’aucun gouvernement ou donateur n’a exercé de contrôle éditorial sur les articles de l’OCCRP », nous a répondu le conseil d’administration de l’ONG.
La stratégie de Washington est en effet plus subtile. « Ceux qui critiquent l’OCCRP à la manière de Vladimir Poutine en prétendant qu’il sont aux ordres des États-Unis ont tort. Ils ne comprennent pas comment fonctionne le “soft power” », explique le responsable d’une rédaction sud-américaine qui a collaboré avec l’OCCRP. « C’est une armée de journalistes aux mains propres qui enquêtent en dehors des États-Unis, poursuit-il. Pour Washington, c’est intéressant qu’il y ait des enquêtes sur ses ennemis comme sur ses alliés. Ça permet aux États-Unis d’apparaître comme vertueux et de définir ce qui est considéré comme de la corruption. »
De fait, non seulement le gouvernement des États-Unis est largement épargné par l’OCRRP, mais il parvient aussi à aiguiller le travail journalistique de l’ONG, en lui accordant des financements qu’elle a l’obligation d’utiliser pour travailler sur certains pays. Dont la Russie et le Venezuela, dirigés par des autocrates par ailleurs ennemis déclarés de Washington.
Dans leurs réponses écrites (à lire dans les annexes de cet article), l’OCCRP et son patron nous menacent de poursuites judiciaires. Drew Sullivan a exercé des pressions sur Mediapart et ses médias partenaires avant la publication de cette enquête. Il a aussi lancé des accusations diffamatoires pour tenter de discréditer plusieurs des journalistes qui y ont participé, dont l’un des auteurs de cet article (lire notre boîte noire).
2003 : les journalistes et le major américain
Pour comprendre, il faut retracer l’histoire de Drew Sullivan. Ingénieur de formation, il entre en 1987 chez le géant états-unien de l’aéronautique Rockwell. Il y travaille pendant six ans sur la navette spatiale, et plus précisément sur le lancement par cette navette de satellites espions, ce qui lui vaut d’être habilité secret-défense. C’était aussi le cas de « dizaines de milliers d’employés » du programme, et cela « ne [lui] a donné aucun statut particulier vis-à-vis du gouvernement américain », indique-t-il.
Au début des années 1990, Drew Sullivan se reconvertit dans le journalisme, travaille à l’agence Associated Press, puis au journal The Tennessean, à Nashville (Tennessee). En 2000, il démissionne, entame une brève carrière de comique, et effectue son premier voyage à Sarajevo, en Bosnie, pour y former des journalistes locaux, dans le cadre de programmes financés par USAID.
En 2003, Drew Sullivan parvient à convaincre Michael Henning, à l’époque responsable d’USAID à Sarajevo, de financer la création d’une ONG journalistique bosniaque, afin de compenser le manque de professionnalisme et d’indépendance des médias locaux.
USAID accepte, avec l’idée que le journalisme d’enquête peut contribuer à améliorer la gouvernance et le caractère démocratique de ce pays encore meurtri par la guerre qui s’est achevée en 1995.
Le Centre pour le journalisme d’investigation (CIN) ouvre à Sarajevo en 2004. Le financement américain est géré par Journalism Development Group (JDG), une société contrôlée par Drew Sullivan, immatriculée au Delaware, un paradis fiscal des États-Unis. Son adresse est une boîte postale à New York.
En 2006, Sullivan quitte la direction du CIN. Il s’est lié d’amitié avec Paul Radu, journaliste au Centre roumain pour le journalisme d’investigation (CRJI). Les deux hommes veulent créer un réseau capable de mener des enquêtes transnationales sur la corruption et le crime organisé, en fédérant les efforts de reporters indépendant·es, de médias et d’ONG journalistiques de plusieurs pays des Balkans. Le concept de l’OCCRP est né.
En avril 2007, le Fonds de l’ONU pour la démocratie (Fnud) leur accorde un premier financement de 346 000 dollars. Mais c’est insuffisant.
Nous révélons aujourd’hui que l’homme qui a rendu possible la création de l’OCCRP est un militaire et haut fonctionnaire américain nommé David Hodgkinson. Juriste de formation, il a été déployé par l’armée des États-Unis dans vingt-cinq pays, dont l’Irak et le Panamá. Il est ensuite resté militaire de réserve et a occupé des postes à responsabilité au département d’État et à la Maison-Blanche, dans le domaine des affaires étrangères, du contre-terrorisme et des services secrets. Il a aujourd’hui le grade de colonel (à la retraite) et travaille au Bureau du directeur national du renseignement (Odni), l’organisme chargé de coordonner l’activité des différents services secrets américains.
Pourquoi un bureau à caractère policier et judiciaire finance-t-il un média d’investigation ?
Au printemps 2007, David Hodgkinson avait le grade de major de réserve, et était le directeur des affaires de sécurité, policières et judiciaires, au bureau Europe et Eurasie du département d’État. Drew Sullivan indique avoir été mis en relation avec lui sur les conseils de fonctionnaires d’USAID, parce que l’agence ne pouvait pas financer l’OCCRP à l’époque. Les deux hommes se rencontrent et David Hodgkinson accepte de financer le projet. Il mobilise des fonds de l’INL (Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs), le bureau de coopération policière et judiciaire du département d’État, chargé de pousser les pays étrangers à lutter contre le trafic de drogue et le crime organisé.
Comme l’INL n’a aucune compétence en matière de médias, le bureau a transmis l’argent et la gestion du dossier à USAID. Sur le papier, c’est donc l’agence d’aide au développement qui a débloqué le premier financement de Washington à l’ORCCP en mai 2008 : 1,7 million de dollars jusqu’en novembre 2020, versés à la société JDG de Drew Sullivan.