Palestine : Monsieur le Président Macron, le carnage continue

mercredi 4 septembre 2024

J’étais en Palestine occupée en octobre et novembre. En moins de deux heures, j’y ai vu l’espace se figer, les villes et les villages enfermés, les camps de réfugiés dévastés, un gosse hébété venir me voir pour dire : « cette nuit, ils ont tué mon copain ». M. Macron, prestidigitateur orwellien de la fabrique que l’oubli, vous n’êtes pas seulement un témoin passif, mais un acteur complice. Est-il permis d’espérer un sursaut ?

Monsieur le Président Macron,

Le 30 août 2024

Le jour de noël 1989, longtemps avant le 7 octobre, l’armée d’occupation israélienne effectuait une incursion dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, au nord de la bande de Gaza. Les soldats se sont attaqués à l’école de l’UNRWA, alors que les enfants étaient en cours. Jets de grenades lacrymogène dans les couloirs et les classes, et lorsque les élèves sont sortis en panique pour essayer de respirer, tirs de balles de plastique et de billes enrobées de caoutchouc. C’était au temps de la première intifada, le premier soulèvement populaire contre l’occupation israélienne, la colonisation, le système d’apartheid qu’elles généraient. C’était aussi le temps où les apprentis sorcier du likoud choisissaient de jouer la carte du Hamas pour déstabiliser l’OLP. C’était au temps où un futur prix nobel de la paix appelait les soldats à briser les os des jeunes révoltés. Ce qu’ils n’ont pas manqué de faire.

Six mois plus tard, avec l’association France-Palestine de l’époque, fondée par d’anciens résistants, nous nous apprêtions à accueillir à Rennes, pour des vacances, un groupe d’enfants des camps de réfugiés de la bande de Gaza et de Cisjordanie. Parmi eux, une jeune fille de presque quinze ans, Iman Zweidi. À son arrivée à l’aéroport Charles de Gaulle, j’ai immédiatement remarqué que quelque chose n’allait pas. L’un de ses yeux tout collé suppurait...

Iman faisait partie de ces enfants de l’école de l’UNRWA. Elle avait pris de plein fouet un tir de balles de plastique. Son œil avait été crevé. Étonnamment, l’armée avait plus tard reconnu sa responsabilité, ce qui n’arrive habituellement jamais... Elle avait donc été soignée dans un hôpital israélien où on lui avait installé une prothèse oculaire.

Lorsque nous l’avons emmenée aux urgences au CHU de Rennes, le diagnostic n’a pas tardé. Les ophtalmologues étaient effarés : on lui avait posé une prothèse d’occasion, surdimensionnée par rapport à sa cavité oculaire. L’observation au microscope expliquait l’infection dont elle souffrait : cette prothèse nous ont-ils dit était abîmée, comme si on l’avait frottée sur du béton. Les éclats de verre lui coupaient le fond de l’œil !

L’hôpital, le ministère des Affaires Étrangères et le ministère de la Santé de l’époque décidaient de ne pas la laisser dans cet état et de prendre en charge les soins indispensables et la fabrication d’une prothèse neuve, correctement adaptée. Il fallait néanmoins effectuer des démarches auprès de la famille pour expliquer ce que nous pouvions faire, dire que cela nécessiterait au moins quatre ou cinq mois afin de garantir une guérison et une bonne adaptation à la nouvelle prothèse. Obtenir l’accord de ses parents évidemment et effectuer les démarches auprès du Consulat Général de France à Jérusalem pour proroger la validité de son visa.

La famille n’avait pas de téléphone et pratiquement personne n’en disposait dans le quartier de Beit Hanoun où elle habitait. Je suis donc parti pour les rencontrer et, avec leur accord, faire le nécessaire.

À la fin de ma première rencontre avec eux, j’ai eu l’occasion de découvrir ce qu’était concrètement la violence de l’occupation israélienne. En effet, avant que j’aie eu le temps de repartir pour Jérusalem, l’armée décrétait un couvre-feu qui devait durer plusieurs jours, sans interruption, nuit et jour. J’ai eu juste le temps de me mettre à l’abri chez une famille au camp de réfugiés de Jabaliya. Un tout petit bloc de béton datant des origines du camp, où s’entassaient plusieurs générations dont un enfant gravement handicapé. L’eau et l’électricité avaient été coupées. Interdiction formelle de sortir. Hélicoptères et projecteurs la nuit, coups de crosses dans les portes, cris, fouilles, saccage des habitations... Les enfants qui pleurent... Le petit handicapé qui frappe sa tête contre le mur... Bientôt plus rien à manger... Diarrhée.

C’est une voiture de l’ONU qui est venue me chercher pour me faire sortir du camp, puis de la bande de Gaza.

C’était longtemps avant le 7 octobre.

Les démarches effectuées, Iman est restée en France. Elle a été soignée. Nous l’avions inscrite dans une école, dans une classe d’accueil pour enfants allophones. À la fin de son séjour, elle parlait déjà presque français. Elle rêvait de faire des études, elle voulait être indépendante. Elle chantait merveilleusement !

Lorsqu’elle est rentrée chez elle, son père était mort : déjà âgé, il souffrait d’insuffisance respiratoire. L’armée avait investi le quartier. Il a été asphyxié par les gaz lacrymogènes.

C’était avant le 7 octobre.

Plus de chef de famille, Iman a été mariée : elle avait à peine plus de quinze ans. Fin des rêves d’études et d’indépendance...

Je suis retourné à Gaza, en 1995, puis en 1997, puis en 1998. Je suis allé lui rendre visite. Sa maman donnait la becquée à mes enfants... Iman n’avait rien oublié du français qu’elle avait appris. Nous allions manger des oranges près de la clôture, dans un verger qui appartenait à la famille. Vous savez, la clôture, la barrière de barbelés, de capteurs, de caméras, le mur de la prison ne date pas d’hier ! Aussitôt après les accords d’Oslo il est devenu monstrueux. Et puis en 2000, les chars, les bulldozers militaires ont tout arraché, dévasté, retourné les terres... Il n’y a plus d’orangeraie.

C’était encore longtemps avant le 7 octobre.

Et puis il y a eu 2006, la démocratie quand elle nous agrée, le blocus, les multiples bombardements rendus possibles par le « retrait unilatéral » décidé par l’ancien terroriste Sharon. Il n’était plus possible de retourner à Gaza. Une fois seulement, après l’été terrible de 2014, j’ai reçu un appel téléphonique... Et depuis, plus rien !

J’ai eu beau chercher sur internet, je n’ai rien trouvé... Sauf beaucoup de « Zweidi » de Beit Hanoun tués lors des bombardement. Mais pas d’Iman...

Je viens de trouver enfin une trace... Un article publié par Sky News, avec quelques photos – elle a l’air épuisée - et une courte interview. Le 22 janvier de cette année, Eman était toujours

en vie, avec quelques uns de ses enfants, peut-être aussi des enfants de proches. Elle avait quitté Beit Hanoun pour se réfugier à Rafah. Elle ne dit rien de son mari, de ses enfants plus grands...

Je suis allé voir les photos satellite de l’endroit où elle avait installé sa tente. Il n’y a plus rien. Et depuis le 22 janvier, impossible de savoir ce qui a pu leur arriver.

Je voulais commencer cette lettre par cette histoire. Une histoire terriblement banale parmi des centaines de milliers d’autres, dont personne chez nous n’entend jamais parler. Que personne ne veut entendre... C’est tellement plus simple d’effacer les personnes derrière des chiffres, des statistiques, des étiquettes. D’effacer l’humanité à coup de caricatures grotesques et monstrueuses : les « animaux humains », les « terroristes dans le ventre de leurs mères »...

J’étais en Palestine occupée en octobre et novembre dernier. En moins de deux heures, j’y ai vu l’espace se figer, les villes et les villages enfermés – tas de gravas en travers des routes, blocs de béton, barrières d’acier, miradors d’où la soldatesque vous hurle « rueh al beit ! », dégage à la maison, sinon on tire - les camps de réfugiés dévastés, un gosse hébété venir me voir pour me dire « cette nuit, ils ont tué mon copain, il avait 17 ans, sa place était à côté de la mienne dans la classe ».

Là où j’étais, on voyait les bombes exploser en direct à la télé et une minute ou deux après, les bombardiers passaient au dessus de la maison pour retourner faire le plein de bombes plus au sud dans le Neguev. Et recommencer et recommencer encore. Les chiens sauvages n’aboyaient plus la nuit. Lorsque, morts de fatigue, nous finissions par nous endormir pour nous réveiller soudain, sans comprendre pourquoi, vers trois ou quatre heures du matin : silence... C’était le silence... Les avions ne passaient momentanément plus !

Je n’ai pu rencontrer aucun de mes amis israéliens et très peu de mes amis palestiniens.

Mais je vous ai vu, vous, à la télévision. J’ai assisté à vos prestations, votre arrivée à l’aéroport à Tel Aviv, vos accolades, votre raideur, votre gêne visible lors de votre rencontre avec des familles d’otages, votre regard vide, vos envolées sur « Hamas-Daech même combat » et la coalition internationale que vous prétendiez constituer, les p’tits gars qu’on allait y envoyer, votre intervention à Ramallah, monocorde, le papier mal lu, votre visage fermé, votre air de tout savoir, votre prétention à donner des leçons aux Palestiniens sur ce qui est bon pour eux, sans jamais parler du fond : l’occupation, le déni du droit international, les colons, les pogroms, l’apartheid. Si vous saviez ce que les Palestiniens de la rue pensaient de vous... Dans son fauteuil, le vieux président Abbas était plus vivant, plus éloquent que vous. Plus digne. Il ne touchait pas son nez et ne curait pas ses ongles pendant que l’interprète faisait son travail.

Du temps a passé depuis le 7 octobre. Il fait un temps de tuerie ininterrompue à Gaza, et aussi désormais en Cisjordanie. Vous ne parlez plus de grande coalition. Vous ne parlez plus. Vous êtes terriblement absent, de cette absence qui fait de vous un complice de l’horreur.

Je n’ai pas de nouvelles d’Iman...

Je n’ai pas non plus de nouvelles de Lili, la psychothérapeute israélienne qui me disait, il y a une dizaine d’années : « tu sais, Israël, c’est un immense hôpital psychiatrique »...

Est-il permis d’espérer un sursaut ?

Je vous transmets le texte traduit en français de la déclaration que Monsieur Riyad Mansour, observateur permanent de l’État de Palestine auprès des Nations Unies, a prononcée lors de la réunion d’urgence du Conseil de sécurité du 13 août 2024 sur la situation au Moyen-Orient, y compris la question palestinienne.

Cette intervention fera date dans l’histoire de l’ONU. Ne pas l’entendre serait briser définitivement le droit et condamner l’humanité au pire.

Il me semble qu’à travers le Conseil de Sécurité, elle s’adresse évidemment à vous, personnellement.

Depuis le 7 octobre, après avoir roulé des mécaniques et emprunté les mots du cabinet des chemises noires, vous n’avez cessé d’adopter un positionnement ambigu, en tout point semblable à ce que dénonce M. Mansour. Ce que l’on appelle faire deux poids, deux mesures... Vos indignations sont sélectives. Vous faites commencer l’histoire le jour de l’attaque des groupes armés palestiniens et faites semblant de considérer que ce qui se joue est une guerre entre l’État d’Israël « qui a le droit de se défendre » et le Hamas « terroriste ». Ainsi, vous effacez à bon compte le déni du droit international qui dure depuis l’adoption du plan de partage en 1947 et qui commence par le refus de considérer l’existence d’un peuple autochtone (jamais consulté en tant que tel par l’ONU de l’époque, dominé par des puissances encore coloniales), puis de réaliser son droit inaliénable à l’autodétermination.

Vous effacez les massacres orchestrés par la Haganah, l’Irgoun et le groupe Stern qui ont terrorisé la population palestinienne et initié la Nakba, le nettoyage ethnique de ce qui devait devenir l’État d’Israël. Vous effacez la colonisation, qui s’est développée dès 1967 et qui est désormais devenue exponentielle, des territoires palestiniens occupés - dont Jérusalem-Est – agitant récemment pour la galerie de vaines menaces contre quelques colons considérés par vous comme trop évidemment violents, « en même temps » que vous exonérez sa dimension systémique, stratégique, assumée par l’État d’Israël et ses représentants, son armée et son corpus de lois d’apartheid. Vous passez sous le tapis les années de blocus de la bande de Gaza, les multiples massacres que l’armée israélienne y a commis, et leurs conséquences humaines, économiques et politiques.

Prestidigitateur orwellien de la fabrique que l’oubli, vous n’êtes pas seulement un témoin passif, mais un acteur complice du génocide en cours. Vous êtes en effet, chez nous, un procureur, un accusateur déterminé de la campagne de diffamation indigne qui assimile toute critique de la politique israélienne à de l’antisémitisme. Vos services n’hésitent pas à inculper, voire à condamner toute honte bue, des syndicalistes, des militants associatifs et politiques, des citoyens juifs antisionistes pour apologie du terrorisme (c’est la même accusation qui est portée en Israël contre des opposants politiques à l’occupation, à la colonisation, à l’apartheid et qui vaut à des citoyens israéliens juifs des peines de détention administrative, jusqu’alors réservées aux Palestiniens). Vous contribuez ainsi à dissimuler les fondements suprématistes, coloniaux et surtout géostratégiques du « problème israélo-palestinien », dont la France porte une part de la responsabilité historique.

Le carnage continue, les agences de l’ONU présentes sur le terrain alertent : vous laissez faire ! Tout au plus, quand les images sont trop horribles et parviennent à passer le mur de l’autocensure dans les grands médias vous fendez-vous, par l’entremise de votre ministre démissionnaire des affaires étrangères, de déclarations générales de principe, non sans avoir attendu que vos amis étatsuniens, britanniques ou allemands l’aient fait avant vous.

La France est signataire des conventions sur la prévention et la répression du crime de génocide. Elle a obligation d’intervenir. Le nombre total de personnes tuées, disparues et estropiées dans la bande de Gaza se montait le 12 août à au moins 142 169, (ce qui rapporté à la population française représenterait 4 359 006 victimes : une broutille) : vous laissez faire !

Des entreprises et des banques françaises continuent à investir dans la colonisation : vous laissez faire !

Des entreprises, des secteurs de recherche universitaires coopèrent avec le complexe militaro-industriel lié commercialement, voire structurellement, à leurs équivalents israéliens : vous laissez faire !

Vous êtes donc l’allié d’un État présidé par le signataire de dédicaces sur des bombes destinées à écraser Gaza et dirigé par un affairiste corrompu et des colons fascistes.

Qu’espérez-vous ? Que l’histoire gardera de vous le souvenir du Président des Jeux Olympiques de Paris ? À l’heure où le Président Biden voudrait disparaître en évitant de se voir affubler pour l’éternité du sobriquet de « Genocide Joe », vous devriez, « par Jupiter », songer à ripoliner votre vitrine ! Elle en a grand besoin !

Avez-vous le choix ?

Pouvez-vous encore entendre M. Mansour et, in extremis... sauver l’honneur !

Respectueusement, pour le respect du droit sans discrimination,

Dominique Le Duff

Pour lire la suite  : https://blogs.mediapart.fr/dominiqu...

SOURCE : LE CLUB DE MEDIAPART


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