Palestine : l’histoire avance plus vite que les idées

mardi 17 janvier 2017

Près d’un demi-siècle après l’annexion de Jérusalem-Est par Israël et 20 ans après la signature des accords d’Oslo, l’Union européenne (UE) commence à réaliser que l’absorption de cette partie du territoire occupé par Israël rend impossible une solution classique à deux États. La création d’un État palestinien le long des frontières de 1967 ayant pour capitale Jérusalem-Est ne paraît en effet plus réalisable. Les responsables européens ont brusquement pris la mesure de la multiplication des atteintes commises par Israël à l’encontre de la population arabe dans cette partie de la ville et ont estimé qu’il était urgent d’agir. Ainsi Jérusalem-Est commence-t-elle à figurer dans les rapports officiels de l’UE et dans le plan de soutien financier de l’UE au prétendu processus de création d’un État palestinien.

Comme Palestinien de Jérusalem, j’ai désespérément tenté pendant 20 ans d’attirer l’attention de l’UE et d’autres émissaires internationaux sur les effets néfastes de la politique israélienne sur une solution à deux États. Je ne sais donc pas si je dois ressentir du soulagement ou de la colère. D’une part, il est positif que la communauté internationale voie enfin les choses en face. De l’autre, il est frustrant de constater que cela arrive trop tard : quoi que l’on fasse aujourd’hui, on ne pourra revenir en arrière. La Jérusalem-Est qui était appelée à devenir la capitale d’un futur État palestinien a tout simplement cessé d’exister.

La dynamique de la colonisation

Que reste-t-il de l’espoir d’antan ? Un géomètre m’a récemment affirmé que l’appropriation de territoires palestiniens occupés à différentes fins (projets d’infrastructure de grande ampleur, colonies, usage militaire, etc.) avait été multipliée par 120 depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. Israël a tout simplement enfermé les Palestiniens dans un territoire fragmenté représentant moins de 40 % de la zone occupée en 1967, Jérusalem-Est mise à part. Depuis 1967, les limites de Jérusalem ont été étendues aux dépens de la Cisjordanie voisine pour couvrir une superficie d’environ 70 kilomètres carrés. Le territoire est également divisé en sous-ensembles en fonction des compétences attribuées aux différentes autorités. Ainsi Israël considère-t-il l’organisation actuelle du territoire comme une base de négociation. Les Palestiniens ont naïvement proposé le tracé de 1967 comme point de départ. Quelle que soit l’issue de ces négociations – il faudrait déjà qu’elles puissent démarrer et, le cas échéant, aboutir à un semblant de solution à deux États –, elle ne prendrait pas la forme que les Palestiniens (et la communauté internationale au sens plus large) avaient à l’esprit.

Ce qui est particulièrement frappant dans la politique d’annexion menée par Israël depuis près d’un demi-siècle, c’est sa dynamique, et non l’image figée qui reflète la situation actuelle. Certes, cet instantané sert de point de départ aux artisans de la paix pour élaborer des idées. Mais c’est la dynamique qu’ils doivent affronter. C’est la dynamique, la tendance historique, qui est le véritable ennemi. Il s’agit d’une loi universelle, car les idées sont généralement conçues dans le but de changer les dynamiques. Cependant, il faut déployer des efforts considérables pour traduire des idées nouvelles en actes ; alors qu’à l’inverse les dynamiques sont déjà à l’œuvre, ce qui leur confère une position dominante. Dans cette course, l’histoire avance plus vite que les idées.

Les dynamiques fortement ancrées, en apparence irréversibles, peuvent bien sûr être modifiées. Il est possible d’infléchir la trajectoire d’une histoire qui semble toute tracée. Dans certains cas extrêmes, on constate que des guerres ont pu stopper des dynamiques historiques. Pour autant, lorsque des régimes politiques en apparence solides s’effondrent brutalement sous nos yeux, comme dans le cas de l’Union soviétique, de certains pays arabes ou d’autres régimes autoritaires, on affirme souvent que les observateurs n’ont pas su percevoir les dynamiques souterraines qui déterminent le cours de l’histoire. Au-delà de ces facteurs, l’émissaire pour la paix américain John Kerry n’a d’autre choix aujourd’hui que de proposer des idées dans l’espoir qu’elles puissent mettre un terme aux dynamiques historiques à l’œuvre en Israël et en Palestine, et initier ainsi une nouvelle trajectoire vers la création d’un État pour les Palestiniens, quelle qu’en soit la forme. Il est évident que, dans les circonstances actuelles, cette forme sera déterminée par ces nouvelles idées, mais aussi et avant tout par les dynamiques préexistantes. Le résultat ne sera qu’un remède provisoire, non une véritable solution. Pour les Palestiniens, il s’agira d’une opération cosmétique qui entérinera de fait la domination d’Israël sur l’ensemble du territoire.

Autrement dit, le temps qu’un consensus quasi mondial soit trouvé autour de la solution à deux États proposée par quelques groupes et individus isolés juste après 1967, l’histoire a déjà effacé cette possibilité. Aujourd’hui, John Kerry (ainsi que tous les autres) doit faire face à une réalité bien différente de ce qu’elle était à l’époque de la signature des accords d’Oslo. Si l’on écarte l’éventualité d’une solution radicale et définitive, il devra proposer un ensemble de mesures de transition qui s’appliqueront à plus ou moins long terme. Ces mesures (freiner l’expansion des colonies, attirer des investissements pour changer radicalement la donne, etc.) auraient pour but de stopper ou de ralentir le cours actuel de l’histoire et de créer les conditions d’une nouvelle dynamique permettant d’infléchir cette trajectoire. Mais ces efforts visant à créer une nouvelle dynamique politique se heurteraient aux nombreux obstacles du paradigme actuel, fortement ancré dans la région, et qui tend vers la direction opposée. L’échec du processus d’Oslo, qui a duré 20 ans, et les milliards de dollars dépensés en vain montrent qu’un processus par étapes ne permet pas de faire face à la vitesse à laquelle Israël absorbe la Cisjordanie. Au mieux, ces tentatives n’aboutiraient qu’à une version très édulcorée de la solution à deux États que les Palestiniens et les Arabes se sont déclarés prêts à accepter.

Les dynamiques n’ont pas seulement une dimension objective – augmentation du nombre de colonies, d’autoroutes, d’avant-postes de l’armée, d’infrastructures, etc. Elles sont aussi subjectives – l’identité des individus se transforme progressivement à mesure qu’évolue leur façon de penser et de ressentir. Prenons les statistiques démographiques sur les Palestiniens. Aujourd’hui, environ 70 % d’entre eux sont âgés de moins de 45 ans, et n’étaient donc pas nés au début de l’occupation israélienne. Ils ne savent rien de ce qu’était la vie avant l’occupation. Rien dans leur mémoire ne les rattache à ce passé, et celui-ci ne joue pas le rôle de référent politique. Leur conscience politique, si tant est qu’elle existe, est avant tout concentrée sur un avenir flou où ils seront libérés du joug d’un ennemi agressif et vorace. La population israélienne, quant à elle, n’est pas si différente, en raison de sa croissance naturelle et de l’afflux massif d’immigrés qui a caractérisé l’ère postsoviétique. Pour les Israéliens, le pays d’avant 1967 appartient au passé, à une autre réalité. Aujourd’hui, leur identité s’inscrit dans un plus grand espace, qui s’étend du fleuve à la mer. Il est malheureux que ce territoire soit parsemé de poches abritant une population étrangère, peu recommandable, dangereuse, et qui doit être étroitement contrôlée. Mais tel est leur destin : celui d’un peuple persécuté par le monde entier, qui ne peut préserver sa sécurité que sur un lopin de terre qui lui revient de droit divin. Le seul avenir politique qu’ils conçoivent consiste dès lors à exercer un contrôle aussi strict que possible sur ce territoire. Les « libéraux » israéliens souhaiteraient que ce contrôle soit exercé de la façon la plus humaine possible : un système tolérant dans lequel la population étrangère pourrait vivre sa vie derrière ou entre des murs, visibles ou invisibles, pourvu que la séparation démographique soit la plus étanche possible. Pour eux, le passé est une affaire réglée.

Ainsi, ce qui rentre en compte, ce n’est pas seulement le rejet d’une solution à deux États de la part de certains secteurs politisés des deux populations : c’est également l’évolution progressive des masses critiques, pour qui cette solution représente davantage une chimère, une idée du passé, qu’un avenir politique réaliste. Ce rêve n’est plus à même de jouer le rôle d’un moteur encourageant les masses à trouver une solution définitive. La dynamique historique, également dans sa dimension subjective, tend vers l’abandon de la solution classique à deux États. Une vague idée de cette solution est toujours entretenue, mais elle semble moins fondée sur une réalité en train d’émerger que sur des hypothèses optimistes appartenant au passé.

L’illusion de la solution classique à deux États

Certains affirment que « la solution à deux États » reste « la seule solution ». Au vu de ce qui a été dit, que cela signifie-t-il ? Concrètement, cela implique que l’on n’est pas encore parvenu à remplacer le premier rêve (et le discours diplomatique qui l’accompagne) par une autre vision qui pourrait servir de vecteur pour passer de l’état de guerre à l’état de paix, du conflit à la sérénité. Mais ce rêve s’est estompé. À mesure que le temps passe, il devient de plus en plus évident que même des événements marquants comme le vote des Nations unies reconnaissant l’existence d’un État palestinien appartiennent davantage à la réalité virtuelle qu’au monde réel. Un monde dans lequel les Palestiniens explosent littéralement de joie après la victoire d’un chanteur de Gaza à l’émission télévisée « Arab Idol », rendant bien terne et pathétique l’enthousiasme qui avait suivi le vote aux Nations unies un an auparavant !

« Qu’en est-il du “fayyadisme” ? », pourrait-on rétorquer. La Banque mondiale n’a-t-elle pas publié des rapports sur les efforts déployés en Palestine par l’ancien Premier ministre Fayyad pour renforcer l’État du bas vers le haut ? Efforts facilités par l’afflux de dons étrangers et d’investissements dans des projets d’infrastructure de grande ampleur, telle la nouvelle ville de Rawabi. Ces 20 dernières années, les Palestiniens ne se sont-ils pas lancés, avec plus ou moins de succès, dans la consolidation des structures étatiques, notamment en matière de sécurité ? Tout cela est-il négligeable ?

L’observateur attentif devrait se méfier du langage utilisé par les responsables politiques, les commentateurs et les journalistes. Que l’on construise du haut vers le bas ou du bas vers le haut, l’image importe peu. La réalité, c’est que les fondations solides sur lesquelles doit reposer un véritable État, les éléments qui lui confèrent sa souveraineté, sont inexistantes. Une autre image qui permettrait de mesurer l’écart entre le discours et la réalité est celle d’une île flottante. La domination d’Israël est le courant sous-jacent qui détermine la trajectoire de l’île flottante que constitue l’Autorité palestinienne (AP). Les représentants des organes législatifs et exécutifs sont certes démocratiquement élus, mais ils ne sont pas libres de légiférer ni d’administrer le territoire qui leur est alloué. Les banques font état d’une hausse marquée des revenus disponibles, mais ces chiffres ne sont pas fondés sur la production « du pays ». Ils sont calculés à partir des prêts et des dons internationaux. Lorsque Salam Fayyad a quitté ses fonctions de Premier ministre, l’AP était endettée à hauteur d’un tiers du produit national brut (PNB), soit 1,3 milliard de dollars. Pour garantir les salaires de ses fonctionnaires, l’AP est soumise au bon vouloir de ses bailleurs de fonds. Elle dépend aussi du consentement des Israéliens pour l’application des baisses de TVA aux biens et services provenant d’Israël ou transitant par son territoire et à destination de l’AP, qui représentent 70 % de l’ensemble des biens et services consommés par les Palestiniens. Cela, sans préjudice des restrictions supplémentaires imposées par Israël à la libre circulation des biens et des personnes entre les différentes parties de l’archipel de l’AP.

En réalité, l’Autorité Palestinienne en tant qu’organisation et les Palestiniens en tant qu’individus sont suspendus à une importante ligne de crédit mise en place par les bailleurs de fonds et les banques, qui n’est fondée sur aucune base économique solide. Qu’en est-il de ces grandes opérations financières, pourrait-on demander, notamment dans le cas de Rawabi ou dans le secteur des télécommunications ? Certes, l’on trouve aujourd’hui en Palestine quelques grandes fortunes (ce qui n’était pas le cas auparavant), mais leur richesse contraste fort avec la situation du reste de la population. Cette situation commence à ressembler à celle de l’Égypte à la veille de la révolution de 2011, où les écarts grandissants entre riches et pauvres ont fini par provoquer la chute du régime tout entier.

Les perspectives économiques globales ne sont certes pas si catastrophiques. En levant les restrictions sur la circulation et le commerce imposées par Israël, en élaborant des mécanismes visant à éliminer la corruption parmi les représentants politiques et les responsables publics de haut niveau, en utilisant de façon avisée les ressources théoriquement disponibles bien que limitées – l’eau, le gaz au large de Gaza, le pétrole ou même le schiste de Cisjordanie –, ou encore en mettant en œuvre de grands projets de développement dans la vallée du Jourdain, il serait possible de mettre en place une économie viable permettant de soutenir les dépenses publiques. Mais pour cela, il faudrait disposer de sa souveraineté. Sans souveraineté, les projets économiques peuvent réduire la dépendance de l’AP vis-à-vis de l’extérieur, non l’éliminer. Par ailleurs, on décrit souvent le développement d’organisations autonomes ou de la société civile comme des gages d’une nouvelle étape dans un processus de renforcement de l’État. Il faut cependant savoir que ces organisations sont une caractéristique naturelle de la société palestinienne, où elles sont profondément, et historiquement, ancrées. Ces structures, qui évoluent constamment, peuvent exister et fonctionner en l’absence d’un véritable « État palestinien ».

Si l’histoire suit sa trajectoire propre, où nous conduit-elle ? À court terme, si la communauté internationale se mobilise, une version diluée de la solution classique à deux États sera peut-être mise en place. Néanmoins, à de nombreux égards, il se pourrait que cette « solution » soit « imposée » aux Palestiniens. Elle pourrait être rejetée non seulement par la communauté palestinienne au sens large, mais aussi par les militants du Fatah – le parti que l’on associe généralement au processus de paix. Nul ne sait si elle recevrait le soutien des cadres dirigeants du parti eux-mêmes (membres du Comité central et du Conseil révolutionnaire). Ceux-ci ont été élus voici trois ans lors du congrès du Fatah qui s’est tenu à Bethléem. Le Comité central s’est violemment divisé à la suite du conflit opposant Abou Mazen et Mohammed Dahlan, qui s’accusaient mutuellement de corruption. En conséquence, Dahlan en a été expulsé. Mais la popularité dont celui-ci bénéficie auprès de la base militante du Fatah montre qu’il demeure un acteur politique de premier plan. Cette division interne au Fatah est l’un des points faibles du mouvement et menace son autorité, notamment à l’heure de prendre des décisions impopulaires. Mais la division ne s’arrête pas là : les déclarations publiques de certains autres membres du Comité central révèlent de fortes dissensions idéologiques concernant les solutions potentiellement envisagées. Ces tensions se retrouvent en outre à tous les échelons de la hiérarchie. Ainsi, dans le cas où elle serait retenue, cette solution édulcorée verrait son existence menacée par les difficultés internes au Fatah et par l’opposition du mouvement islamique. Les experts devraient alors recommencer à se creuser les méninges pour élaborer un nouveau scénario adapté à ce processus historique inexorable, ainsi qu’aux défis permanents posés par les déséquilibres politiques.

Les Palestiniens ont un autre handicap : l’absence de vision et d’autorité. Cette absence de vision est compréhensible, le contexte actuel empêchant d’envisager l’univers des possibles pour parvenir au meilleur résultat. En revanche, l’absence d’autorité signifie l’incapacité à obtenir d’une masse critique qu’elle soutienne une solution indésirable. Et lorsqu’Abou Mazen se retirera, par choix, pour des raisons de santé ou d’âge avancé, son successeur, quelle que soit la manière dont il sera choisi, sera considéré comme un traître s’il accepte cette solution indésirable. Là encore, cela n’augure ni stabilité ni longévité.

À supposer que le blocage politique ne puisse durer et qu’une telle solution soit adoptée, l’étape suivante serait la formation d’un État paria, caractérisé par une situation d’apartheid qui ne dirait pas son nom. Du fait de la volonté des dirigeants israéliens de protéger le caractère juif de leur État, cela aurait pour conséquence naturelle l’officialisation d’un apartheid sous domination israélienne. D’aucuns affirment que cet apartheid existe déjà. Pour autant, au-delà de ce qui pourrait être aujourd’hui perçu comme une insulte provocatrice, tout le monde peut voir que c’est vers cela que tend Israël, volontairement ou non, consciemment ou non. Or, l’apartheid n’aura pas sa place au xxie siècle. Israël s’effondrera tout simplement de l’intérieur. Ainsi, la volonté d’Israël de créer un État paria miniature ou de poursuivre sa politique actuelle d’enclavement risque de se solder par de graves troubles politiques et par une dégradation de la situation pouvant mener à sa destruction.

Que faire ?

Est-il possible d’atténuer, d’éviter ou de court-circuiter ces répercussions ? Au vu de ce qui a été dit jusqu’ici, il est nécessaire d’adopter des approches radicalement nouvelles du conflit. Deux méthodes peuvent être envisagées, l’une fondée sur le consentement mutuel, l’autre sur l’unilatéralisme. Dans le premier cas, il s’agirait de rechercher une solution acceptable pour les deux parties – un peu à la manière dont on a cherché (et on cherche toujours) à aboutir à la solution classique des deux États. Cette solution classique, aujourd’hui dépassée, était nettement favorable à Israël, mais demeurait acceptable a minima pour les Palestiniens. Serait-il possible de concevoir une nouvelle solution à deux États qui répondrait aux besoins et préoccupations des deux parties, serait clairement favorable à Israël mais également acceptable pour les Palestiniens, et qui pourrait donc gagner assez de soutien populaire ? Ce qui est en jeu, c’est un nouveau rêve à même de mettre un terme au conflit et de représenter un nouveau point d’entente entre les deux parties. Il pourrait prendre la forme d’une confédération entre deux États, l’un essentiellement juif, l’autre principalement arabe, avec des frontières totalement poreuses qui correspondraient aux lignes de démarcation démographiques. Ce serait ainsi les frontières qui seraient déplacées, et non les populations. Mais cela signifie également que les frontières ne devraient pas remettre en question les aspects positifs que revêt la situation actuelle.

En ce qui concerne les Palestiniens d’Israël notamment, le tracé des frontières ne devrait pas les priver de ce qu’ils possèdent et de ce à quoi ils ont accès aujourd’hui, et devrait leur permettre de changer d’appartenance politique s’ils le souhaitent et de devenir citoyens du nouvel État palestinien. Les villes mixtes, comme Jérusalem, auraient une structure de gouvernance partagée, dont la conception reposerait sur la créativité des planificateurs. Pour Israël, il faudrait prendre en compte deux impératifs principaux : la judéité et la sécurité extérieure. Le principe de confédération répondrait certainement au premier et le second pourrait être satisfait dans le cadre d’un accord mutuel. Pour les Palestiniens, il faudrait également que deux conditions soient remplies : l’indépendance et le droit au retour. Le principe de confédération garantirait l’indépendance et serait bien plus porteur que la solution à deux États classique concernant le deuxième impératif : les réfugiés palestiniens qui ont fui Israël pourraient retourner dans leurs villes d’origine, qui seraient intégrées au futur État palestinien. En outre, une capitale partagée – Jérusalem – répondrait aux aspirations des deux parties.

Une confédération devrait également permettre un partage plus efficace des ressources (naturelles et autres) et fournir un espace plus étendu, plus diversifié, plus propice aux investissements et au développement que les programmes économiques destinés à l’Autorité Palestinienne. En d’autres termes, les gains économiques générés par cette formule excéderaient ceux escomptés de la création, sur une bien plus petite portion de territoire, d’un État palestinien affaibli et diminué. Par exemple, lors des conférences sur le développement comme celle qu’organise Tony Blair en octobre 2013, les gros investisseurs d’envergure mondiale se concentrent sur les perspectives que présente Israël comme puissance économique de premier plan. L’AP et la Jordanie n’y occupent qu’une place secondaire. Dans une confédération, l’État palestinien recevrait bien plus d’attention, ne serait-ce que comme membre d’un partenariat.

Il convient d’ajouter qu’une formule inédite de ce type devrait prendre en compte l’ensemble des évolutions (à la fois objectives et subjectives) qui ont marqué la région depuis 1967, mais de façon à générer de nouvelles perspectives, à créer les meilleures conditions possibles pour toutes les parties prenantes. Cependant, ce scénario présente une faille évidente : la difficulté à mobiliser, dans les deux camps, des soutiens autour d’un nouveau projet de paix. La tâche n’est pourtant pas impossible, à condition que les dirigeants des deux côtés prennent d’abord conscience des avantages que représente un tel projet et, ensuite, qu’ils disposent de suffisamment d’autorité pour fédérer la population autour de cette nouvelle vision. En supposant que ces dirigeants adhèrent au projet, l’étape suivante consisterait à mettre au point un programme de mise en œuvre, ou « feuille de route », qui permettrait d’en faire une réalité. Il se pourrait cependant que les différentes mesures de cette feuille de route soient appliquées par Israël de façon unilatérale. Penchons-nous donc sur cette deuxième approche.

Dans le cas où un accord officiel entre les deux parties serait jugé difficile, voire impossible, à obtenir – du fait d’un soutien insuffisant de la population palestinienne, ou d’un manque de conviction de ses dirigeants, mais en supposant que les autorités israéliennes prennent conscience des avantages d’une telle solution, celles-ci pourraient juger avisé de s’en rapprocher en prenant des mesures unilatérales rendues possibles par le contrôle exercé par Israël sur la vie des Palestiniens. Ces mesures pourraient se diviser en deux volets. Premièrement : octroyer davantage de pouvoirs à l’Autorité Palestinienne tout en menant un programme de relance économique visant à rapprocher le niveau de vie des Palestiniens habitant dans les territoires de celui des Palestiniens d’Israël, pour atteindre la parité. Deuxièmement, élargir l’espace des libertés fondamentales pour les Palestiniens dans les territoires de l’Autorité Palestinienne.

Pour le premier volet, Israël pourrait établir un calendrier détaillant l’attribution graduelle de prérogatives à l’Autorité Palestinienne et suivant une progression logique. Cet octroi serait à la fois vertical et horizontal – élargir les zones géographiques allouées à l’AP et élargir les prérogatives de cette dernière. Par exemple, davantage de zones B pourraient devenir des zones A, plus de zones C pourraient être transformées en zones B, puis A. En outre, la communauté internationale et l’État d’Israël lui-même pourraient prêter assistance à l’AP pour qu’elle investisse massivement dans ces zones. Il faudrait à cette fin étendre les prérogatives économiques de l’Autorité Palestinienne, notamment en matière de commerce et d’exportations, et lui permettre de mieux tirer parti des ressources naturelles, notamment eau et énergie. En somme, cette partie de l’initiative concernerait le renforcement de la souveraineté de l’Autorité Palestinienne, avec pour objectif principal l’harmonisation des conditions socioéconomiques dans lesquelles vivent les Palestiniens, qu’ils soient citoyens israéliens ou palestiniens.

En ce qui concerne le deuxième aspect, Israël pourrait également prendre des mesures unilatérales, graduelles et planifiées en vue d’améliorer les « droits de l’homme » au profit des Palestiniens. Comme pour l’octroi de prérogatives, chaque mesure serait évaluée pour garantir le bien-fondé des mesures suivantes. Par exemple, en premier lieu, le personnel des check points israéliens pourrait être remplacé par des Palestiniens. Nombre de ces check points ont déjà été supprimés ces dernières années. Le processus pourrait se poursuivre jusqu’à ce que ces check points soient exclusivement palestiniens, voire qu’ils disparaissent totalement. Cela repose bien entendu sur l’hypothèse que la coopération entre les deux camps en matière de sécurité (qui semble indépendante des relations politiques qu’ils entretiennent) soit non seulement poursuivie mais renforcée. Une deuxième étape pourrait être d’autoriser progressivement la population palestinienne à se rendre à la mosquée Al-Aqsa, classe d’âge par classe d’âge (par exemple le vendredi, pour commencer). Une troisième étape consisterait à ouvrir le marché du travail israélien aux travailleurs gazaouites (là encore, cela peut être fait par tranche d’âge, avec priorité aux plus âgés). Toutes ces mesures pourraient être annulées instantanément s’il était estimé que l’application de l’une d’entre elles pose un problème de sécurité. Le processus pourrait être poursuivi jusqu’à ce que les Palestiniens vivant sur le territoire de l’Autorité Palestinienne puissent pleinement exercer leurs « droits humains » et leurs droits civils en Palestine et en Israël, tout en restant politiquement affiliés à une AP de plus en plus autonome.

La convergence des approches négociée et unilatérale

Ce processus d’évolution graduelle aboutirait à la formation d’une confédération dans laquelle l’existence de deux États, délimités d’abord selon des critères démographiques, et aux frontières poreuses, répondrait aux besoins et garantirait les droits fondamentaux des deux parties. Tout au long de ce processus, la sécurité serait évidemment assurée par le camp dominant, à savoir Israël. Une fois qu’une véritable structure politique serait prête à fonctionner, les deux parties pourraient se mettre d’accord sur le régime de sécurité le mieux adapté.

On peut se demander si les Palestiniens accepteraient une initiative unilatérale de la part d’Israël telle qu’elle vient d’être décrite, notamment en l’absence d’accord initial ou de soutien officiel de la part des gouvernements, des partis ou des factions. Il s’agit bien sûr ici d’une question hypothétique à laquelle aucune réponse ne peut être envisagée avec certitude. On peut cependant raisonnablement imaginer que ni l’AP en tant qu’instance officielle ni les Palestiniens en tant qu’individus ne rejetteraient les possibilités qui leur seraient offertes. Après tout, les Palestiniens luttent depuis longtemps pour qu’un nouvel espace leur revienne. Selon toute vraisemblance, un travailleur gazaouite qui pourrait subitement recommencer à travailler en Israël ou un habitant de Qalqilya qui se verrait offrir la possibilité de prier à la mosquée Al-Aqsa ne négligeraient pas cette chance. De même, il est peu probable que l’AP ou les habitants d’une zone donnée (par exemple Abu Dis, située dans la périphérie de Jérusalem) s’opposent à sa transformation en zone A. Cela serait d’autant plus vrai que dans le cadre de cette démarche unilatérale, et en l’absence d’accord entre les deux camps, la seule condition comprise par tous (de façon implicite ou explicite) serait la nécessité absolue d’éviter toute forme de violence.

Les avantages pour l’Autorité Palestinienne et sa population seraient tels qu’il n’est pas inconcevable qu’à un certain point, l’Autorité Palestinienne souhaite prendre part au processus et entame des négociations en vue de trouver un accord acceptable et définitif. Dans ce cas, on peut imaginer qu’à un moment donné, les deux approches (négociée et unilatérale) pourraient se fondre l’une dans l’autre. Pour Israël, il serait préférable que cela intervienne tardivement et qu’une démarche unilatérale serve de point de départ. En premier lieu, de son point de vue, avoir un contrôle total de la situation serait préférable à un accord fixant des étapes sur lesquelles chaque camp aurait son mot à dire – une démarche dont l’échec est manifeste depuis les accords d’Oslo. Israël conserverait la possibilité de se désengager unilatéralement, sans être accusé de trahir un accord. En deuxième lieu, en prenant des mesures constructives, Israël pourrait modifier son image auprès des Palestiniens et de l’opinion internationale. Il cesserait d’apparaître comme une puissance coloniale expansionniste et moralement indifférent – image qui tend à s’imposer aujourd’hui –, et serait vu comme disposé à faire la paix. Troisièmement, cela donnerait à Israël le sentiment de n’abandonner aucune de ses priorités en matière de sécurité et de rester seul aux commandes.

En somme, un accord autour d’une solution classique à deux États est aujourd’hui impossible en raison des caractéristiques de la situation actuelle et des dynamiques sous-jacentes qui déterminent le cours de l’histoire. Une mobilisation internationale accrue pourrait aboutir à une forme de palliatif, mais qui selon toute vraisemblance aurait pour seul effet de retarder l’échéance. Des mesures provisoires ne résisteraient pas aux dynamiques sous-jacentes, à l’œuvre depuis près d’un demi-siècle, et qui ont abouti à la situation actuelle. On peut logiquement prévoir que la situation se dégradera et aboutira à l’échec du projet sioniste. On peut penser que c’est ce qu’attendent les Palestiniens, mais cette spirale négative et les troubles politiques qui en découleront risquent de mettre en péril tous les habitants de la région. Il est possible de remédier à cette situation. Pour ce faire, il faut néanmoins que les dirigeants israéliens comprennent que le statu quo provoquera la ruine d’Israël.
[**Sari Nusseibeh*]
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Sari Nusseibeh est président de l’université Al-Qods de Jérusalem. En 2002, il a proposé un plan de paix avec Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet (service de renseignement intérieur israélien). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont What is a Palestinian State Worth ? (Harvard University Press, 2011).
Traduit de l’anglais par Loïc Hoff.
[**source : La revue de l’Ifri*]
Politique étrangère est une revue trimestrielle de débats et d’analyses sur les grandes questions internationales. Elle est la plus ancienne revue française dans ce domaine. Son premier numéro est paru en 1936, sous l’égide du Centre d’études de politique étrangère. Depuis 1979, elle est publiée par l’Ifri.