« Prendre la parole pour que la mémoire de la Palestine ne disparaisse avec ses morts », par Jadd Hilal

lundi 3 février 2025

L’écrivain franco-palestino-libanais s’interroge sur la place consacrée à l’histoire de son pays dans la mémoire du monde. C’est d’abord aux Palestiniens de dire leurs douleurs passées. Pour ne pas tuer une seconde fois, la Palestine, en passant son souvenir sous silence.

Jadd Hilal, né en 1987, est un écrivain franco-palestino-libanais lauréat du Grand prix du roman métis de la ville de Saint-Denis de La Réunion, du Prix du roman métis des lycéens et du Prix de la première œuvre littéraire francophone pour son premier roman Des ailes au loin, puis du Prix littéraire des lycéens d’Île-de-France pour son deuxième roman, Une baignoire dans le désert.

Libération, publié le 29 janvier 2025 à 12h12

« Qu’est-ce qu’on peut y faire ? » ; « Bien sûr que je suis outré, seulement à mon échelle… » ; « Tout ça est trop gros » ; « Je ne sais pas par où commencer », voilà ce que j’entends maintenant, quand je parle de la Palestine. C’est vrai, c’est sûr, il y a de quoi désespérer. L’arrêt des violences ? Des crimes ? Des morts ? Le début de la paix ? La vraie paix et non le cessez-le-feu ? Qui de nous autres, gens ordinaires, peut bien réussir à l’obtenir pour les Palestiniens ? Mais est-ce là que l’espoir se trouve, en réalité ? Dans notre rôle de sauveur, de diplomate ? Ne faut-il pas arrêter de le porter, notre casque bleu, à la fin ? De cesser de vouloir monter au front face à ce qui nous dépasse et nous submerge ? De frapper du poing, puis de hausser les épaules devant ceux qui parlent à notre place, comme les Palestiniens eux-mêmes y sont souvent contraints.

On parle à la place des Palestiniens, oui, ce n’est pas un scoop. Le cessez-le-feu en porte les marques. Quelle voix de leur côté ? Pour le négocier ? Qui sera là pour dire « oui » ou « non » à une solution à deux Etats ? Avec qui peut-on discuter au juste, quand il n’y a personne en face ? Quand on a tué et détruit autant ? Quand avant, pendant et après le cessez-le-feu, la vie des Palestiniens est fauchée ? Qui aurait le courage de parler dans ces conditions ? Là aussi, devant cette absence, cet oubli politique, cette poignée de main avec le vide, on peut finir par hausser les épaules. L’autodétermination des Palestiniens ? Comment, au juste, après des décennies de colonisation ? Devant ce qui ressemble à une histoire qui pédale ? Des colons parlant à la place des colonisés, voilà qui n’est que trop familier pour surprendre, que l’on soit palestinien, algérien, martiniquais… Alors que faire ? Que dire d’autre que « c’est comme ça » ?

L’autre histoire, celle qu’on entend mal ou plus du tout
J’ai rencontré des Palestiniens au cours des mois passés, pendant des événements autour de mes derniers romans, des recherches pour le prochain, et cette phrase qui revenait : « Ce qui serait déjà bien, c’est que le monde sache ce qu’on a vécu, nous. » « Nous. » N’est-on pas capable de le faire, cela, oui ? Raconter l’histoire du côté des Palestiniens, l’autre histoire, celle qu’on entend mal ou plus du tout. « Mal » quand tant de personnes sur les plateaux me parlent encore aujourd’hui de la « victoire d’Israël ». Sans se demander une seconde ce que cela peut produire chez un Palestinien d’entendre une telle expression, après des dizaines de milliers de morts et au moins 58 % du bâti détruit à Gaza. « Plus du tout », on ne veut parfois plus du tout l’entendre, aussi, l’histoire palestinienne. Voilà ce que j’écoute avec horreur sur ces mêmes plateaux, ce que je lis dans des tribunes. « Le cessez-le-feu est l’occasion de mettre le passé derrière, on a tous des regrets, allons de l’avant. » Tragicomédie. Demander d’aller de l’avant à des gens dont la maison est détruite et la famille décimée. Quel aplomb.

La gentillesse, c’est ce qu’on nous demande en réalité, à nous autres Palestiniens. Soyez gentils, tirez un trait sur le passé, avancez, « circulez ! » pourrait-on ajouter. Comme c’est arrangeant, la gentillesse. Plus de compte à rendre. Elle broie, écrase la responsabilité et interdit de mettre les mots. Qu’a-t-on vécu au juste, nous, les Palestiniens, si nous devons avoir la gentillesse d’oublier le passé ? Quelle est notre histoire ? Quelle place a-t-elle, dans la mémoire du monde ? Comment penser à autre chose qu’une amnésie sélective quand sur ces mêmes plateaux, on est pourtant libre du côté israélien ? De parler de son passé ? De dire à bon droit combien le 7 Octobre a été un traumatisme ? Pourquoi n’aurait-on pas ce droit, nous aussi, les Palestiniens ? De dire nos douleurs passées ? Pourquoi voudrions-nous bien les taire pour aller de l’avant ? Sommes-nous censés accepter que notre récit, nos témoignages, à nous, n’aient pas lieu d’être ? Que notre vécu soit rayé de la mémoire collective ? Que l’on soit mis au ban de l’histoire ?

Voilà ce que nous pouvons, voilà ce que nous devons éviter aux Palestiniens. L’espoir, aujourd’hui, est là, à la portée de tous. N’importe qui, en France ou ailleurs, peut raconter de leur côté. En donnant leur début (certainement pas le 7 Octobre), leur milieu, leur fin. Leurs protagonistes, leurs antagonistes, leurs lieux, avec le souci, toujours, de rendre justice en ouvrant grands les bras de l’histoire. Raconter pour que la mémoire de la Palestine ne disparaisse avec ses morts. Pour ne pas la tuer une seconde fois, la Palestine, en passant son souvenir sous silence.

A nous maintenant. A nous, les artistes, de consacrer une chanson, un film, un livre, une peinture, une vidéo, une pièce de théâtre, aux Palestiniens… A nous, les enseignants, de leur dédier quelques minutes de notre cours. A nous, toutes et tous, de parler d’eux autour d’un verre le soir, d’un repas en famille, un café à l’université, une pause clope avec des collègues de travail, sur les réseaux sociaux. A nous, tous, et n’importe qui.


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