Témoignage : Rue sans fin

dimanche 27 février 2022

Ce fut une horrible nuit. Les soldats de l’occupation israélienne ont frappé à notre petite porte jaune. Porte si petite qu’on ne pouvait y passer qu’en marchant sur le côté, pour descendre l’escalier étroit qui nous conduisait à deux pièces, sous la terre, dans un camp de réfugiés. L’UNRWA- office de secours et de travaux des Nations Unis pour les réfugiés de Palestine- nous avait logés ici lors de la Nakba en 1947 - catastrophe mettant sur les routes de l’exil environ 650.000 Palestiniens, dont mes grands- parents, après l’expulsion violente de leurs villages par Israël - Un camp parmi les trois situés autour de la ville de Naplouse en Cisjordanie.

Une nuit sombre de l’été 2006. J’étais en deuxième année de mes études universitaires de français. Je préparais un examen dans la spécialisation que j’avais choisie. Le réussir était un défi pour moi. C’était très difficile. Je n’avais aucun moyen pouvant m’aider à étudier, comme internet, des dictionnaires, des personnes francophones hors de l’université. Chez moi la télévision fonctionnait mal. Nous étions pauvres et ma famille était grande.
Oui c’était vraiment un grand défi pour moi. Mais pourquoi avoir choisi la langue française ? Mon père était professeur d’anglais, langue que je maîtrisais bien. Je souhaitais apprendre une seconde langue pour m’ouvrir à d’autres civilisations, d’autres cultures, être différente en choisissant des spécialités peu courantes, même si elles étaient plus difficiles, avec l’espoir de trouver plus tard un travail intéressant. L’Université me le conseillait, ainsi que ma mère, peu scolarisée.

En moi-même, durant les moments les plus difficiles de la deuxième Intifada (Révolution du Peuple Palestinien contre l’occupation israélienne) je me disais « pourquoi le monde ne voit-il pas ce qui se passe chez nous, comment l’en informer ? » Je pensais qu’en parlant plusieurs langues ce serait possible pour moi de faire entendre notre voix. C’était les réflexions d’une adolescente de 15 ans qui voyait devant ses yeux les enfants martyrs- personnes suées à cause de leur foi ou pour défendre leur pays- portés sur les épaules de leurs amis en criant « Allah U Akbar, La Ilah illalah Al-chaheed Habib Allah »- Dieu est le plus grand, il n’y a de Dieu que Dieu.
Les martyrs sont aimés de Dieu -. Phrases répétées à chaque fois qu’un jeune est assassiné.
Autour de nous, des maisons étaient explosées, des personnes tuées, blessées. La main d’un des amis de mon frère avait été brulée, coupée et jetée devant la porte de notre logement. A chaque assassinat, capture d’un jeune, ma mère hurlait, pleurait et craignait que la prochaine fois ce ne soit le tour d’un de ses fils. Moi, je préparais un examen d’analyse de textes et de contes en français.

Toutes mes pensées étaient de bien étudier et de bien dormir pour pouvoir passer cet examen et le réussir. Cela seul comptait. Mes parents avaient eu 9 enfants, 6 garçons, 3 filles. Mes deux frères aînés étaient adultes.
Mon père, d’une cinquantaine d’années, souffrait d’une grave maladie cardiaque, dont il avait été opéré plusieurs fois. Ma mère, diabétique, d’une quarantaine d’années, d’origine villageoise, avait toujours les larmes aux yeux depuis l’assassinat de son fils en 2004.

La deuxième Intifada a commencé en 2000 et fini en 2008. Huit années très lourdes sur les épaules des Palestiniens, surtout ceux de Naplouse et de Jénine en Cisjordanie. Le Président palestinien vivait assiégé dans deux pièces de sa résidence au centre de la ville de Ramallah, menacé d’être tué par l’armée israélienne. Depuis plus de deux mois, les chars militaires israéliens y pointaient leurs canons jour et nuit.
Peut-on imaginer les sentiments d’un peuple dont le Président est menacé. ? Où est la sureté, la certitude d’être protégé ? Des maisons entières étaient détruites, ensevelissant parfois leurs habitants. Beaucoup de martyrs, de blessé-es et de sans-abri. Des quartiers de la vieille ville de Naplouse défigurés, comme les corps des martyrs. Lors des couvre-feux, des ordures de partout pouvaient joncher le sol durant deux mois consécutifs.
Dans les différents lieux de la ville on n’arrivait pas à récupérer les morts. Les ambulances étaient interdites de passage. Les cadavres restaient allongés sur le sol jusqu’à ce qu’ils pourrissent. On sentait leur odeur à plusieurs mètres de distance. Leur identification était difficile. Parfois leur famille ne les reconnaissait pas, n’acceptait pas de croire qu’ils étaient leurs enfants.
D’autres n’arrivaient pas à acheter du lait et des couches pour leur bébé. La majorité des habitants n’avait pas de quoi manger. Les familles du camp s’entraidaient comme elles le pouvaient, témoignant d’une belle solidarité. Ma famille a été logée chez des voisins pendant 17 jours. Nos deux pièces, situées sous la rue, risquaient d’être détruites à chaque fois que les chars militaires y passaient. Le bruit semblable à celui d’un tremblement de terre nous terrifiait.
Lors de cette terrible nuit de l’été 2006, vers minuit, les soldats ont envahi notre logement sous la terre. Toute ma famille se trouvait là excepté mon frère tué deux ans auparavant par l’armée de l’occupation israélienne et un autre emprisonné depuis 4 ans. Les soldats ont hurlé dans un haut-parleur, nous donnant une demie minute pour sortir. Mon père, malade, a mis sa main sur sa poitrine. Il est devenu très pâle, peinant à trouver son souffle, à monter rapidement les escaliers. A quel rythme battait son cœur ? Cette nuit-là j’ai cru qu’il allait mourir. A chaque frayeur le diabète de ma mère augmentait.
J’avais peur pour toute ma famille, en même temps j’étais inquiète pour mon examen en langue française. Je craignais que mon professeur, ne comprenant pas ma situation, ne l’ajourne. J’étais décidée à le passer quelque soit la note que j’aurais.
L’armée venait chercher mon frère aîné. Il a voulu se cacher derrière un mur. Ma mère a crié « Attention ils vont détruire la maison sur toi, et sur nous tous ». Nous avons monté l’escalier l’un derrière l’autre. Nous avions tous très peur. Les soldats ont conduit mon frère ainé près de leur véhicule militaire. Devant nous, avec la crosse de leurs fusils, ils l’ont frappé sur la tête, les bras, et les jambes. Avec un bandeau, ils ont recouvert ses yeux après avoir exigé qu’il enlève son pantalon dans la rue, le laissant presque nu. Quelle humiliation ! Sa femme aussi le regardait et pleurait. Ils n’étaient mariés que depuis peu de temps, n’avaient pas d’enfants.
Quelques minutes plus tard, ils l’ont poussé dans leur voiture militaire. Escortés par d’autres véhicules ils l’ont emmené en prison. Ma mère s’est mise à courir dans la rue en criant « Allah U Akbar, vous avez pris mon fils, voulez vous le tuer comme son frère ? Pourquoi faîtes vous cela, vous voulez prendre tous mes enfants ? ». C’était une partie de notre cœur qu’ils prenaient. On ne comprenait pas ce qui se passait. Son avenir, celui de sa femme, de ma famille était douloureusement compromis.
Nous nous posions beaucoup de questions. Pourquoi a-t-il été arrêté ? Va-t-il
être condamné et pour combien de temps ? Le sera-t-il pour plusieurs perpétuités ? De nombreuses interrogations envahissaient nos têtes. Mais nous n’osions en parler. Chacun avait peur d’augmenter l’inquiétude qui pesait sur les autres, que le cœur de mon père ne les supporte pas. Plus tard, ma mère a avoué qu’elle avait craint que mon père ne meure cette nuit-là.
Dans sa pensée et dans son cœur se trouvait un autre de ses enfants arrêté violemment quatre ans auparavant. Ces deux fils allaient être incarcérés dans la même prison. Bien qu’un mur seulement les séparera, ils ne purent ni se voir ni se parler. Les visites de leur famille leur étaient interdites. Impossible aussi de leur faire passer des vêtements. Oui, ce fut une nuit terrible pour nous. Je sais bien que la plupart des familles palestiniennes vivent toujours des nuits pareilles, peut-être encore plus terribles. On ne peut pas mesurer le chagrin qui habite dans le cœur des gens.
La seule chose que je sais, c’est que l’on partage la même vie sous une occupation israélienne criminelle qui veut prendre notre terre, nos maisons, nos pères, nos frères, tout détruire, même notre identité, voler nos souvenirs, notre histoire.
Jusqu’à maintenant ma mère court dans une rue sans fin. D’autres mères palestiniennes courent dans des rues différentes. Ma mère cherche toujours la fin de la rue dans les yeux tristes de mon frère, dans son regard perdu, dans ses cheveux devenus gris, dans sa personnalité détruite après qu’il ait passé deux ans et demi en prison, victime de l’injustice et de l’humiliation israéliennes.

Le 25 février 2022 « Zaytoon »