Une implantation juive en Afrique : il y a 120 ans, quand le mouvement sioniste négociait le « Projet Ouganda »

mardi 12 septembre 2023

Une implantation juive en Afrique : il y a 120 ans, quand le mouvement sioniste négociait le « Projet Ouganda »

Theodor Herzl prononçant un discours inaugural durant le sixième Congrès sioniste, en août 1903 à Bâle.
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Le 23 août 1903 à Bâle, Theodor Herzl se présente à la tribune du 6e Congrès sioniste. Le père du sionisme politique moderne, mouvement qui prône la création d’un État juif en Palestine, dévoile une proposition des autorités britanniques : créer une implantation juive dans l’actuel Kenya. S’ensuivent de violents débats entre défenseurs et adversaires du « Projet Ouganda ». Récit.

C’est un fait peu connu de l’histoire coloniale africaine : il y a 120 ans, le mouvement sioniste et les autorités britanniques ont très sérieusement envisagé de créer une implantation juive («  a Jewish colony or settlement ») en Afrique de l’Est.

Tout commence fin 1902. Les Britanniques ont transféré une portion de leur protectorat sur l’Ouganda vers la British East Africa voisine, qui correspond plus ou moins au Kenya actuel. La construction de la Uganda Railway vient de s’achever. Cette ligne ferroviaire, qui relie le port de Mombasa au lac Victoria, a coûté une fortune (près de 645 millions d’euros actuels) et de nombreuses vies humaines. Pour accompagner son exploitation et celle de l’Afrique orientale britannique plus généralement, les autorités veulent faire venir de nouveaux colons blancs.

C’est dans ce contexte que Joseph Chamberlain, secrétaire d’État aux colonies, effectue une visite dans la région. Et c’est à cette occasion que le dignitaire affirme avoir songé aux demandes répétées des militants sionistes : créer un « foyer  » pour les juifs victimes de brimades, notamment ceux subissant des massacres (« pogroms  ») en Europe centrale, orientale et surtout en Russie.

« J’ai vu une terre pour vous lors de mes voyages et c’est l’Ouganda »

Le 24 avril 1903, Chamberlain rencontre Theodor Herzl, président du Congrès sioniste. Tous deux commencent par conclure à l’échec d’une autre idée de colonie juive à El Arish, située dans le désert égyptien du Sinaï, à une cinquantaine de kilomètres de l’actuelle frontière israélienne. Puis, d’après le journal d’Herzl, Chamberlain déclare alors : « J’ai vu une terre pour vous lors de mes voyages et c’est l’Ouganda. Il fait chaud sur la côte, mais plus à l’intérieur des terres le climat devient excellent, même pour les Européens. Vous pouvez y cultiver du sucre et du coton. Et je me suis dit que ce serait une terre pour le Dr Herzl. Mais bien sûr, il ne veut aller qu’en Palestine ou dans ses environs ! »

Comment Herzl réagit-il à cette offre ? Le sionisme vise en effet à la formation d’un foyer national juif en Palestine. Certes, les Ottomans qui administrent et contrôlent la région s’y opposent. Mais le père du sionisme politique moderne peut-il renoncer au « pays où coulent le lait et le miel  » de la Bible ? Dans l’ouvrage Zionism without Zion, l’historien israélien Gur Alroey souligne : « Il me semble impossible d’établir une conclusion définitive concernant la loyauté d’Herzl à la terre d’Israël. » Celui-ci est néanmoins conscient d’une chose : il peut difficilement dire « non  » à Joseph Chamberlain.

Dans son journal, Theodor Herzl écrit : « On peut supposer que le lieu de refuge tant recherché pour les plus malheureux parmi nos frères juifs [...] a été trouvé. Même si, comme je l’ai fait remarquer [...], "ce n’est pas Sion et ne pourra jamais l’être". »

Quelques mois plus tard, l’emplacement de la future colonie se précise. Le gouverneur de l’Afrique orientale britannique, Charles Eliot, propose le plateau de Guas Ngishu, une zone qui comprend l’actuelle région d’Eldoret. Au ministère des Affaires étrangères britannique, Eliot justifie : « C’est une plaine très herbeuse, bien arrosée et possédant un climat tempéré. Au mois d’août, j’ai moi-même trouvé le froid désagréable. Mais il ne serait sans doute pas ressenti de la même manière par les juifs d’Europe de l’Est. »

« Ce territoire n’a pas la signification historique de la péninsule du Sinaï  »

Le sixième Congrès sioniste s’ouvre le 23 août 1903. « Aucune des personnes présentes n’aurait pu imaginer que ce Congrès entrerait dans l’histoire comme l’un des plus houleux que le mouvement ait jamais connu », explique Gur Alroey. Ce jour-là, devant une affluence record, Theodor Herzl joue gros. Après avoir évoqué les derniers pogroms et le cas d’El-Arish, il se lance au sujet du Projet Ouganda. « Ce territoire n’a pas la signification historique, traditionnelle et sioniste de la péninsule du Sinaï, débute-t-il. La proposition concerne une colonie juive autonome en Afrique de l’Est  ».

Comment l’assistance réagit-elle sur l’instant à cette annonce ? Les sources manquent sur le sujet. En revanche, l’ouvrage Zionism without Zion est très clair sur la suite : « La proposition de Herzl et son soutien au plan d’implantation en l’Afrique de l’Est provoquèrent une tempête. Deux camps de congressistes se formèrent rapidement : ceux qui voulaient accepter le plan et ceux qui firent tout ce qui était en leur pouvoir pour le torpiller. »

S’ensuivent en effet trois autres jours de discours passionnés, d’invectives et de cris. Le 26 août, un vote est organisé pour déterminer s’il faut poursuivre dans la voie ougandaise. Le « oui  » l’emporte avec 292 voix contre 176 « non  » et 143 abstentions. Quant à une décision définitive sur le sujet, elle sera prise lors du septième Congrès sioniste, prévu un an plus tard.

Theodor Herzl exprime ensuite son amertume face à la levée de boucliers à laquelle il a assisté en Suisse. « Cette controverse a divisé le mouvement sioniste et est devenue l’une des principales questions à l’ordre du jour de la société juive d’Europe de l’Est  », décrypte Gur Alroey. Le recteur de l’Université de Haïfa prend l’exemple, dans son ouvrage, de la famille de Chaim Weizmann, futur premier président d’Israël, qui s’est déchirée sur le sujet, comme de nombreuses autres durant les mois suivants. Il rapporte également des témoignages de réunions publiques sur le Projet Ouganda où, « parfois, des violences ont éclaté et ont nécessité l’intervention de la police locale. »

Le 3 juillet 1904, la mort d’Herzl à 44 ans, d’un problème cardiaque, rajoute à la confusion. Le septième Congrès sioniste, prévu, lui, en août 1904, est reporté d’un an.

«  Là où rien n’existe, rien ne peut être réalisé »

Malgré ce contexte incertain, une inspection du territoire proposé par la Grande Bretagne doit avoir lieu. Cette visite, décisive pour la suite des événements, a néanmoins le plus grand mal à être organisée, entre manque de moyens et hésitations. Arrivée le 13 janvier 1905 à Mombasa, c’est seulement le 29 janvier que la « Commission d’enquête sur l’Afrique de l’Est  » atteint le plateau de Guas Ngishu. Celle-ci est composée d’un trio hétéroclite : un expéditeur britannique, le Major Alfred Gibbons, un botaniste suisse, Alfred Kaiser, et un ingénieur venu de Palestine, Nahum Wilbush. Ce dernier est le seul juif du groupe. Son avis va s’avérer décisif.

Un précieux temps ayant déjà été gaspillé, les trois hommes décident de se séparer, chacun partant explorer une portion du plateau avec ses porteurs et guides. Alors que Gibbons affiche un certain optimisme vis-à-vis des lieux et Kaiser un certain scepticisme, Wilbush, lui, juge impossible une émigration massive dans cette région dépourvue d’infrastructures de base. « Là où rien n’existe, rien ne peut être réalisé », écrit-il. Une conclusion caricaturale aux yeux de Gibbons, chef de la délégation et grand habitué des étendues africaines : « Il (Wilbush) semble avoir tout regardé avec les yeux du fils d’un propriétaire terrien russe. L’auteur semble s’être attendu à trouver une Volga ou un Danube sur un plateau de 6 000 à 9 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et avoir tout considéré selon les standards d’un pays développé. »

Malgré ces désaccords fondamentaux entre les trois membres, un rapport est envoyé en mai 1905, deux mois avant le septième Congrès sioniste. Celui-ci s’ouvre le 27 juillet 1905. « Les procès-verbaux du Congrès révèlent que les séances ont été houleuses et chargées d’émotion  », écrit Gur Alroey. Après de nombreuses passes d’armes entre pros en antis, le 28 juillet, les congressistes finissent par voter en faveur de cette résolution : «  L’organisation sioniste s’en tient fermement au principe fondamental du programme de Bâle, à savoir : "L’établissement d’un foyer légalement sécurisé et publiquement reconnu pour le peuple juif en Palestine", et elle rejette comme fin ou comme moyen toute activité de colonisation en dehors de la Palestine et de ses terres adjacentes. »

Le 8 août 1905, le Congrès adresse une lettre au nouveau secrétaire d’État britannique aux Colonies. Le 25 du même mois, Alfred Lyttelton en prend acte. Gur Alroey affirme à RFI : « Herzl était une figure vénérée et charismatique et il me semble que la proposition ougandaise aurait remporté la majorité s’il n’était pas mort. »

«  Les juifs constitueraient un des éléments les plus indigestes d’Afrique de l’Est  »

Celle du Projet Ouganda entraîne une scission entre sionistes et « territorialistes  », des militants ouverts à une solution ailleurs qu’en Palestine. Ces derniers se rassemblent au sein de l’Organisation juive territorialiste (OJT), à partir de 1905.

Dans les mois qui suivent, le leader de l’OJT tente vainement de réactiver la piste ougandaise auprès de la Grande-Bretagne. Israel Zangwill dépêche même une amie, Helena Auerbach, au Kenya. Cette féministe énergique, qui réside en Afrique du Sud, apporte une autre vision sur la région. « Je pense qu’il n’y a aucune autre partie du globe aussi fertile et aussi précieuse que celle-ci et où l’homme aura aussi peu de difficultés à soumettre la nature brute aux besoins de la civilisation », écrit-elle. Mais – et ce ne sont pas de petits « mais  » – dans sa correspondance à Israel Zangwill, Helena Auerbach voit plusieurs obstacles majeurs, dont un : l’animosité des colons blancs.

Un article de l’historien kényan Mwangi Wa-Githumo, rédigé en 1983, est particulièrement éclairant sur le sujet. Dans ce dernier, intitulé « The Search for a Zionist Settlement in Kenya, 1902-1905  », il décrit, sources de l’époque à l’appui, le violent antisémitisme des chrétiens déjà installés en Afrique orientale britannique. Il explique comment le 28 août 1903, dans la foulée du sixième Congrès sioniste, le président de l’association des planteurs et fermiers – qui a aussi des vues sur les terres du plateau de Guas Ngishu – envoie un télégramme acerbe à Londres : « Réaction très forte ici contre l’introduction de juifs étrangers. Est-ce pour cela qu’on a construit un chemin de fer coûteux et qu’on a dépensé de grosses sommes d’argent dans ce pays ? L’afflux de personnes de cette classe entraînera certainement des ennuis avec des indigènes à moitié apprivoisés, jaloux de leurs droits. Ça veut dire du personnel supplémentaire pour les contrôler. Le contribuable britannique, propriétaire de l’Afrique de l’Est, est-il content que ce beau et précieux pays soit confié à ces étrangers ? »

Une véritable campagne contre le Projet Ouganda s’organise. Le colonel Richard Meinertzhagen, officier au sein du bataillon King’s African Rifles, résume l’esprit de nombreux colons blancs de l’époque. « La maison des juifs est en Palestine, pas en Afrique, écrit-il. Les juifs ne savent pas se mélanger. Ils ont leur propre religion, leurs coutumes et leurs habitudes et constitueraient un des éléments les plus indigestes d’Afrique de l’Est s’ils venaient en nombre. »

« Une terre sans peuple, pour un peuple sans terre  » ?

Mwangi Wa-Githumo multiplie les exemples de ce type. En revanche, l’historien kényan ne répond pas à LA question : qu’ont pensé les populations indigènes de ce Projet Ouganda ? D’autant que le « Plan de colonisation juive », rédigé et envoyé aux autorités britanniques en 1903, faisait peu de cas de leurs droits. Il prévoyait de « pouvoir exclure dudit territoire toute personne [...] qui serait ou pourrait être considérée comme étant opposée aux intérêts de l’établissement ».

Gur Alroey décrypte la perception de l’époque : « L’attitude envers la population indigène est un sujet très sensible. Le sionisme était un mouvement national né durant le colonialisme. Les indigènes n’étaient pas un facteur qui devait interférer, ils devaient être reconnaissants des progrès réalisés. »

La Maasaï ou les Kalenjins avaient-ils eu vent des velléités d’implantations dans la région ? Plusieurs spécialistes – historiens, anthropologues – contactés par RFI affichent leurs doutes, d’autant que ces populations avaient été affaiblies par les colonisateurs. Le docteur Paul Kibiwott Kurgat, maître de conférences en histoire diplomatique et relations internationales à l’Université Moï à Eldoret, rappelle que, par le passé, «  les colonisateurs européens ont simplement envahi leurs cibles sans avertissement ou les ont incitées [les populations locales, NDLR] à signer des accords  ». Il ajoute que, à l’époque, « les Africains ne pouvaient pas faire la différence entre les Blancs ni les placer dans aucune région ». Enfin, il rappelle que les espaces convoités « n’étaient jamais vides mais que tout terrain de valeur serait déclaré vide » par les colonisateurs.

Mwangi Wa-Githumo s’interroge au passage, dans son article, sur l’attitude, dans toute cette affaire, du Congrès sioniste, à la recherche d’« une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». « Incontestablement, en acceptant des terres africaines volées, les dirigeants du mouvement sioniste en Grande-Bretagne se sont placés en contradiction flagrante avec les objectifs unanimes des mouvements nationalistes progressistes  », estime-t-il.

Source  :

BIBLIOGRAPHIE

Sur le « Projet Ouganda  » :

 Zionism without Zion, The Jewish Territorial Organization and Its Conflict with the Zionist Organization, Gur Alroey, Wayne State University Press

 In the Shadow of Zion : Promised Lands before Israel, Adam Rovner, New York University Press

 « The Search for a Zionist Settlement in Kenya, 1902-1905 », Mwangi-Wa-Githumo, Ufahamu : A Journal of African Studies

Sur l’Afrique orientale britannique et ses populations :

 Government and Labour in Kenya 1895-1963, Anthony Clayton, Donald Cockfield Savage, Routledge

 Moving the Maasai : A Colonial Misadventure, Lotte Hughes, Palgrave Macmillan UK

 « Coping with the Contradictions : the Development of the Colonial State in Kenya, 1895-1914 », Bruce Berman et John Lonsdale, The Journal of African History 20


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