Israël : le dilemme de la main-d’œuvre palestinienne
Privé, depuis l’attaque du 7 octobre, de ses ouvriers venus de Cisjordanie, le secteur du BTP est en pleine crise
Au-dessus de l’autoroute saturée où les voitures roulent pare-chocs contre pare-chocs, l’échangeur inachevé semble suspendu dans les airs, comme une promesse non tenue de fluidité du trafic. Il manque des morceaux géants de tablier, à une vingtaine de mètres du sol, rendant inutilisable ce nœud autoroutier, aux abords de Tel-Aviv. Au-delà de l’embouteillage, la ville se devine au loin avec ses tours, souvent entourées de grues à l’arrêt. Partout, les chantiers d’infrastructures paraissent gelés, faute d’ouvriers pour les mener à bien. C’est l’un des effets de la guerre entre Israël et le Hamas, dont les répercussions économiques sont profondes.
Les travailleurs palestiniens qui bâtissaient le réseau routier et qui montaient les immeubles en Israël n’ont pas déserté au début du conflit, déclenché par le massacre du 7 octobre 2023.
Leurs permis ont été collectivement annulés. Sur les 200 000 habitants des territoires occupés autorisés à travailler en Israël avant la guerre, 80 000 étaient employés dans le secteur du bâtiment.
Un rapport de l’Organisation internationale du travail a établi, à la mi-mars, que plus de 300 000 emplois – tous secteurs confondus – avaient été perdus au total en Cisjordanie depuis le 7 octobre. Conséquences directes : un manque à gagner de 25,5 millions de dollars par jour (23,5 milliards d’euros) et un taux de chômage qui devrait atteindre 42,7 % fin mars.
Hativ Morad, un entrepreneur palestinien d’Israël, se désole pour ses ex-employés de Cisjordanie : « On était soixante au total dans la société, on n’est plus que six, dont mes trois enfants. Tous ces employés ne touchent rien, et ils n’ont pas d’économies. Leur situation est terrible. »
« Illusion dangereuse »
Au centre de Tel-Aviv, au 11e étage de la tour Migdal Shalom – la première de la ville, construite en 1965 –, Raul Srugo, le président de l’Association des constructeurs d’Israël, fait les comptes de ce désastre, côté entrepreneurs.
Le BTP représente 6,2 % du produit national brut israélien, et contribue pour près de 20 % aux taxes perçues par l’Etat, engendrant une perte de revenus fiscaux depuis le 7 octobre qu’il estime à 10 milliards d’euros.
La moitié environ des chantiers du pays est à l’arrêt. Les autres fonctionnent en sous-régime. Les 80 000 travailleurs de Cisjordanie sont traditionnellement chargés du gros œuvre dans le bâtiment. Les finitions, dans une subdivision du travail aux règles non écrites, incombent aux Palestiniens d’Israël.
Une partie des 25 000 travailleurs migrants présents en Israël avant le 7 octobre ont quitté le pays. Certains sont revenus, mais en nombre insuffisant pour assurer la continuité des travaux. « La Chine ne veut pas que ses travailleurs retournent en Israël, parce qu’ils sont dans l’autre camp, celui de la Russie et de l’Iran. Alors on cherche à faire venir, en ce moment, des Indiens », explique Raul Srugo.
Derrière cette situation de crise se dessine, en filigrane, une crise plus profonde que celle donnée à voir par les statistiques macroéconomiques. Une partie de l’opinion est viscéralement opposée au retour des travailleurs palestiniens dans les villes. Et certains entrepreneurs tentent de penser un monde d’après la guerre, sans cette main-d’œuvre.
Le PDG d’une des plus importantes compagnies de construction du pays, qui rentre d’un séjour en Moldavie pour y recruter des travailleurs, commence par avancer : « Après le 7 octobre, je ne vois pas comment nous pourrions envisager de voir les travailleurs palestiniens revenir dans nos villes. » Puis il se reprend, affirme que c’est son épouse qui le pousse dans cette voie : « Elle a peur pour les enfants, vous comprenez, on ne peut pas les laisser partir à l’école avec des Palestiniens dans la ville », plaide-t-il. Puis il demande qu’on ne cite pas son nom, embarrassé par ses propres propos, pourtant similaires à ceux tenus par de nombreuses sources.
Raul Srugo dénonce cette « illusion dangereuse » et explique : « On peut se mettre la tête dans le sable et se dire : "On ne travaillera pas avec les Palestiniens”, mais c’est complètement irréaliste. D’abord, on a besoin de travailler ensemble, et, de plus, on ne pourra jamais remplacer totalement les gens avec qui on a l’habitude de fonctionner. » Des organisations professionnelles sont actuellement en train de recruter à tour de bras des ouvriers en Inde, en Moldavie ou au Sri Lanka, trois pays avec lesquels Israël a signé des accords bilatéraux pour favoriser les transferts de main-d’œuvre. Seuls quelques centaines de ces employés sont jusqu’ici arrivés sur le territoire israélien, une goutte d’eau.
A Givat Shmuel, une agglomération prospère non loin de Tel-Aviv, Amit Gotlib a dû interrompre ses chantiers d’immeubles de luxe. « Balagan ! » (« C’est le chaos »), se désole-t-il. « On a travaillé avec des Palestiniens depuis toujours. On se sentait comme une famille. Certains étaient dans cette entreprise, que mon père a fondée il y a vingt-sept ans, bien avant que je ne la rejoigne moi-même. Mais ce temps est terminé. Il nous faut des travailleurs étrangers, et il faut que le gouvernement nous aide en supprimant la bureaucratie. Même les clients ne veulent plus qu’on ait des Palestiniens sur les chantiers où l’on construit leurs maisons. Moi, avant le 7 octobre, je faisais la différence entre les terroristes et les autres. Désormais, je ne sais plus… »
Des maires de villes de l’étroite plaine côtière, entre Tel-Aviv et la Cisjordanie, ont fait de cette peur des Palestiniens un thème de campagne, notamment à l’approche des élections municipales du 27 février. Il s’agissait de capitaliser sur les peurs des électeurs pour bénéficier de leurs suffrages. « Les maires ont joué sur la corde de la peur des Palestiniens pour se faire élire. C’est de la schizophrénie ! Ils savent pourtant très bien qu’ils ont besoin de travailleurs, à commencer par leurs municipalités », analyse une source au sein du secteur, qui refuse de voir son nom cité. Tout comme les édiles de la région refusent de reconnaître qu’ils s’échinent à purger leurs centres-villes de toute présence palestinienne.
« C’est très triste »
La peur et son exploitation l’emportent largement sur le réalisme, estime Raul Srugo : « Bien sûr, rien ne sera plus jamais comme avant. Le 7 octobre constitue un traumatisme majeur. Mais il est illusoire de se figurer qu’on va se séparer des Palestiniens. Nous avons des besoins mutuels, et c’est injuste de condamner tout le monde. Il y a des gens qui ont juste besoin de gagner leur vie. Et du reste, de tous les employés du secteur de la construction, depuis vingt ans, aucun n’a été impliqué dans un acte de violence. »
L’économie d’Israël est « dépendante des travailleurs palestiniens depuis 1967 [date de la conquête et de l’occupation de Gaza, Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, lors de la guerre des Six-Jours], rappelle Efrat Tolkowsky, spécialiste des questions d’immobilier à la faculté Reichman, à Herzliya, au nord de Tel-Aviv, avant d’ajouter : « C’est très triste ce qui est arrivé récemment. Certaines villes ont interdit aux travailleurs palestiniens de pénétrer dans le centre, après que des plaintes sont parvenues à la municipalité. » Un phénomène impossible à quantifier, mais encouragé par une partie de la classe politique, à l’instar de Gideon Saar, un ancien ministre de la justice. « Laisser pénétrer en Israël des travailleurs venus d’un territoire peuplé d’ennemis alors que nous sommes en pleine guerre serait une erreur terrible que nous paierions au prix du sang », a-t-il récemment déclaré.
A Ra’anana, une banlieue chic au nord de Tel-Aviv, les projets immobiliers sont en grande partie à l’arrêt. Ron Brick, à la tête de la compagnie Liran, opérait jusqu’au 7 octobre dans ce secteur. « On était certains que les Palestiniens de Cisjordanie seraient réautorisés à revenir travailler. Mais au moment où la situation semblait devenir propice à un assouplissement des règles, il y a eu une attaque ici, à la mi-janvier, à Ra’anana. »
Deux de ses anciens employés, parvenus à s’infiltrer en Israël, ont foncé dans des passants avec leur véhicule, faisant un mort et dix-sept blessés. Le chef d’entreprise se dit « pessimiste » en raison du climat de défiance profonde qui continue, selon lui, de régner : « Je me dis qu’on ne reviendra jamais à un retour des Palestiniens au grand complet. On autorisera sans doute seulement certains travailleurs, les plus âgés. Et c’est une séparation qui nous fait beaucoup de mal, à tous. La peur est là pour durer. Ces gens ont construit ce pays, et maintenant on les traite en ennemis. »
Source : LE MONDE