Bages Jalboun : 20 ans de jumelage
Sur un mur de la Mairie de Jalboun :
« Au-delà des barbelés, Bages, notre fenêtre ouverte sur la liberté »
Jalboun, 3 000 habitants, se situe une vingtaine de km à l’ouest de Jénine (40 000 hab, dont 15 000 dans le camp de réfugiés, haut lieu de la seconde intifada), sur la pente occidentale du Mont Gilboa, point culminant (536 m) de la ligne de crête séparant les monts de Samarie à l’ouest du fossé de la Vallée du Jourdain.
Après le vol de la terre… :
de 3 300 Ha, le territoire communal a été réduit à 750 Ha (- 77%), d’abord en 1948, puis en 1967. La construction du barrage électrifié dans les années 2000 a été le prétexte à un nouveau rabotage de 200 ha, sans parler du gel du « no man’s land ».
Au total, ce sont 85% des terres de la commune qui ont été annexées. Restent, pour un village exclusivement agricole, quelques oliviers et pâtures, et quelques serres assoiffées. D’où un taux de chômage astronomique.
Mais derrière le « mur de la honte », des plantations bien arrosées, trois colonies et une grosse ferme laitière.
… celui de l’eau :
Avant 1948, Jalboun était riche en eau, grâce à des sources abondantes situées dans la pente plongeant vers le Jourdain. Comme dans toute la Palestine, le tracé du mur a permis à Israël de mettre la main sur cette ressource vitale.
La nappe phréatique, peu profonde à Jénine, s’enfonce rapidement avec l’altitude et n’est accessible à Jalboun qu’à plus de 200m de profondeur, ce qui rend son exploitation coûteuse et aléatoire. De toutes façons, comme dans le reste de la zone C (sous contrôle exclusif de l’administration et de l’armée israéliennes) les autorisations de forer sont extrêmement rares. Sauf bien sûr pour la société Israélienne Mékorot, qui a le monopole de la distribution de l’eau en Israël comme en Palestine occupée.
Au premier plan, la mosquée ; au second, le barrage (ligne claire à mi-pente) et son « no man’s land » de 200m de large, où toute végétation (à commencer par les oliviers) a été détruite ; sur la ligne de crête, colonie et élevage bovin.
En l’absence d’écoulements superficiels (dont le captage serait d’ailleurs interdit), la seule ressource disponible reste donc l’eau de pluie, rare et aléatoire (de plus en plus). Captée par de multiples citernes, elle subvient, en année moyenne, à 30% de la consommation. Une fois vides, celles-ci sont remplies par des camions convoyant l’eau pompée depuis un forage communal (réalisé sans véritable autorisation, et donc susceptible d’être fermé à tout moment par l’occupant). Ainsi que, de plus en
plus, par de l’eau achetée à prix d’or à Mékorot, bien qu’extraite du sous-sol palestinien. Kafkaïen !
Comble du cynisme : périodiquement, la ferme laitière déverse ses eaux usées sur Jalboun (1) , parfois ciblées sur son cimetière (2).
Il en résulte une notable pollution des terres. Aux économies réalisées sur la dispense d’un traitement s’ajoute donc l’humiliation de la population. Pour les colons..., la bêtise, puisque un jour ou l’autre la fameuse nappe aquifère qui circule 200m en dessous, et alimente les sources aujourd’hui captées par les colonies, se trouvera tôt ou tard à son tour polluée.
L’environnement, comme la bêtise, n’a pas de frontières.
Le jumelage :
Accroché à son rocher et les pieds dans sa lagune, Bages est un petit village de pêcheurs et de viticulteurs de 780 habitants. Ces deux activités traditionnelles, aujourd’hui en déclin, sont relayées par celles nées de la proximité de Narbonne (7 km).
Le jumelage est né de la rencontre, en 2003, d’un élu bageot et d’un jeune jalbounais exilé à Toulouse. S’en est suivie une invitation de l’élu à Jalboun, puis l’idée d’un jumelage.
Pas évident, pour un village français, de conclure un jumelage « à sens unique » avec un village palestinien. Il a d’abord fallu convaincre une majorité de la population et du conseil communal que le compenser par un jumelage avec une localité israélienne n’aurait aucun sens. Compenser l’exode et la colonisation ?
Tout jumelage avec une localité palestinienne est en fait, en soi, une reconnaissance du droit de vivre de ce pays qui n’existe pas (pas encore).
Fort de ses 50 à 100 adhérents et de ses nombreux amis (création des « Amis de Jalboun » à Toulouse en 2012, nombreux relais avec des associations de la Narbonnaise), le jumelage, transformé en association de coopération, est depuis 2023 associé avec un village espagnol (Jimena de la Frontera, Cadiz) sur les projets européens.
Les activités :
Le cours de français : « Que pouvons-nous faire pour vous ? » fut notre première question.
« Nous apprendre le français !... » Jeune retraitée institutrice, Lina et son mari Albert sont donc partis à Jalboun pour un premier séjour de 3 mois, et y ont créé le cours, pour les élèves - des deux sexes - qui le souhaitaient. Depuis 20 ans, les cotisations des membres financent ainsi l’emploi d’un professeur qualifié, qui forme au DELF une quarantaine d’élèves par an. Nul besoin d’émulation, le cours est perçu comme le meilleur passeport pour les voyages vers Bages !
(1) Le déversement des eaux usées des colonies, généralement situées sur les crêtes, vers les terres palestiniennes qu’elles dominent, semble être de plus en plus une politique délibérée (cf documentation abondante sur internet).
(2) Cet acte criminel a donné lieu en 2009 à une plainte auprès des Nations Unies, restée sans suite à ce jour.
Et le plus petit jumelage franco-palestinien peut ainsi s’enorgueillir d’avoir pu créer la plus grosse école de français en Palestine !
Les échanges de jeunes :
Pendant longtemps, ils ont été à sens unique Jalboun – Bages ; les familles françaises n’étaient pas forcément prêtes à laisser leurs ados partir vers une terre considérée, à tort ou à raison, comme dangereuse...
Après un premier voyage d’une douzaine de jeunes jalbounais (12-17 ans) en 2006 sur financements locaux, il a fallu trouver de l’argent autre part : Région Languedoc-
Roussillon, Dept11, et surtout Europe, par le biais du programme Erasmus « Jeunesse en action » auquel nous avons soumissionné avec succès plusieurs fois.
Nous avons pu ainsi organiser 5 voyages de 12 à 15 jeunes (13-17 ans) et leurs accompagnateurs, pour des durées de 15 jours, avec des programmes riches en activités diverses, première découverte d’un monde bien différent, parce qu’en paix.
Où l’on peut franchir des frontières ouvertes, se promener librement sans check points, découvrir la mer (si proche de Jalboun à vol de drone, mais inaccessible...) Et aussi commencer à démystifier la laïcité et la mixité - sujets toujours « chauds » - , nouer enfin des liens chaleureux avec des jeunes français ... et espagnols, depuis que le dernier voyage a vu la bourride d’anguille supplantée par la paëlla !
Entre temps, il y avait eu en 2016 le voyage d’un groupe de jeunes français (un peu plus âgés, car majeurs pour la plupart) à Jalboun. Il a donné lieu à des échanges inoubliables, résumés dans la publication du magazine Yallah Shabab (En avant, les jeunes !) (3)
Le projet Eau :
Avec l’aide financière du département de l’Aude, un projet d’alimentation en eau
potable du village a pu enfin démarrer. (4)
La pose d’une première tranche de conduites, et la construction d’un château d’eau ont été complétés par une mission dans l’Aude de formation de techniciens municipaux en 2023.
Avec l’aide d’une association palestinienne de rénovation du patrimoine, et des financements départementaux, régionaux (et ... à 80% suédois !), nous avons pu rénover en 2015 des ruines de la période ottomane pour en faire un lieu d’accueil communal, un petit « centre culturel ».
« La Beit », notre maison à Jalboun
3 Jetez un coup d’œil, ça vaut le détour !
https://www.joomag.com/magazine/yal...
4 Mais, une nuit de février 2023 (donc bien avant le 7 octobre), un commando de colons est venu, sous protection de l’armée, voler le tractopelle « illégal » qui posait les premières canalisations. Et couper au passage 200 oliviers de plus. Depuis, les travaux sont interrompus.
L’âne d’Ahmed (saisi à Jalboun, en 2007) :
Ahmed avait un âne.
L’autre jour un soldat de la patrouille a fait un carton. - « Tiens, j’te parie que d’ici je le dégomme d’une seule balle » - « Ouais, en plein dans le mille ! »
Ahmed n’ a plus d’âne.
L’après-7-octobre (Dialogue imaginaire ; 17 ans après, les mêmes deux colons, derrière le barrage) :
« Dis, Moshe, tu te souviens du bourricot ? » - « ... Sure ! a so nice shot ! »
« Eh bien, tu vois le gamin sur la place, qui nous nargue avec son ballon ? »
Les contacts téléphoniques sont plus rares, car les rassemblements sont dangereux, le couvre-feu aléatoire. Mais apparemment, la vie à Jalboun a peu changé. Elle est juste encore un peu plus compliquée, plus dangereuse. Jusqu’à présent, pas de morts au village (5), mais la peur, 24h/24.
Orchestrée par les tirs à l’aveugle des colons, les descentes incessantes de l’armée dans les maisons, la dispersion de poupées tâchées de rouge que les enfants trouvent au matin, avec ces mots terribles tracés en arabe : « Cassez-vous de chez nous, maintenant, car demain il sera trop tard. »
Le but ultime du sionisme n’est plus maquillé, il est affiché sans complexes. Et gravé dans les murs par les rafales que les soldats tirent avant de retourner se coucher.
Et nous ?
Bien sûr, comme partout, nous sommes confrontés au vieillissement. Mais nous avons aussi essaimé (à Narbonne et autour, à Toulouse, et maintenant à Jimena.
Et puis le noyau de jeunes créé autour du voyage des « shebab » est venu à point nous perfuser un sang neuf.
Dans l’horreur actuelle, c’est dur de faire des projets... Mais les nôtres (cours de français, échanges, adduction d’eau) ne demandent qu’à reprendre. Avec notamment la création d’une nouvelle maison pour tous, plus vaste.
Avec nos amis palestiniens, nous avons créé depuis 20 ans une histoire humaine. Elle doit continuer à s’écrire.
5 Par contre, chaque nuit, à Jénine, depuis juillet 2023, des morts et des disparitions (notamment au Freedom Theater)