De Sabra et Chatila à Gaza

jeudi 4 janvier 2024

  • De Sabra et Chatila à Gaza

A Sabra et Chatila les massacres avaient eu lieu clandestinement, et n’avaient été révélés que le 18, quand les journalistes ont pu pénétrer dans les camps après le départ des phalangistes, mais à Gaza ils déroulent au vu et au su de tous, ils sont retransmis en direct sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, et documentés par les ONG et les journaux. Jamais massacres n’ont été aussi publics.

Mais cette fois, l’indignation est bien loin.

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Il y a un peu plus de quarante ans, le 16 septembre 1982, les phalangistes libanais pénétraient dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila, au sud de Beyrouth, et pendant trois jours et deux nuits massacraient, dans des conditions abominables, hommes, femmes et enfants.

Ces massacres, effectués sous le contrôle et avec la complicité de l’armée israélienne, suscitaient dans le monde entier, et notamment en Israël une immense révulsion.

Le 25 septembre, 400 000 personnes manifestaient à Tel-Aviv, le 29 l’armée se retirait de Beyrouth, Ariel Sharon, ministre de la défense, démissionnait quelques semaines plus tard, et le premier ministre, Menahem Begin, un an après.

Le bilan se situe quelque part entre 1000 et 5000 morts. Il n’y a pas de blessés, et pour cause.

Fast forward jusqu’en 2023.

Cela va bientôt faire trois mois que l’armée israélienne bombarde et affame Gaza.

On a dépassé les 20 000 morts directs, sans compter ceux qui meurent faute de soins (les hôpitaux sont détruits, infirmiers et médecins emprisonnés ou tués), ni les blessés.

A mesure que le blocus imposé par Israël fait son effet, la faim, la soif et la maladie commencent leur œuvre de mort, les plus vulnérables étant bien entendu les plus jeunes, les enfants et les bébés.

A Sabra et Chatila les massacres avaient eu lieu clandestinement, et n’avaient été révélés que le 18, quand les journalistes ont pu pénétrer dans les camps après le départ des phalangistes, mais à Gaza ils déroulent au vu et au su de tous, ils sont retransmis en direct sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, et documentés par les ONG et les journaux.

Jamais massacres n’ont été aussi publics.

Mais cette fois, l’indignation est bien loin.

Le public israélien, dans son immense majorité, soutient les bombardements et le blocus de Gaza, et s’il se soucie de vies humaines, ce sont celles des otages.

Les dirigeants se permettent des prises de position qui, dans n’importe quel autre pays, les conduiraient directement en prison pour incitation à la haine raciale et appel au génocide.

Dans la bouche de l’actuel ministre de la défense, par exemple, les Palestiniens deviennent des « animaux humains », et l’extermination n’est plus un génocide, mais une mesure de salubrité publique.

Cela ne suscite aucune réaction, car un dôme de fer, semblable à celui qui protège Israël des roquettes, le protège des critiques.

Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, nos gouvernements ont développé tout un arsenal répressif qui n’existait pas il y a quarante ans et ils n’hésitent pas à l’utiliser pour juguler toute forme de protestation, notamment en ce qui concerne Israël.

Quarante ans après le succès du mouvement de boycott de l’Afrique du Sud et la fin de l’apartheid, le mouvement de boycott d’Israel est criminalisé.

La cour de justice de l’UE a beau reconnaître qu’il relève de la liberté d’expression, le gouvernement français refuse d’en tenir compte : la liberté d’expression s’arrête à la critique d’Israël.

Le cadre intellectuel, les présupposés et les préoccupations sur lesquels se basent toute discussion, ont changé.

Il y a quarante ans, on demandait l’autodétermination pour le peuple palestinien : c’est qu’on se plaçait dans la perspective de la Révolution Française, étendue à la planète toute entière, où les êtres humains, et a fortiori les peuples, sont égaux, et où les institutions internationales, comme l’ONU, agissent pour les faire concourir au bien commun.

Aujourd’hui, la loi fondamentale d’Israël refuse explicitement le droit à l’autodétermination au peuple palestinien.

Par contre, le droit d’Israël à se défendre est mis en avant comme un impératif absolu qui autorise tous les excès, sans que l’on invoque jamais le droit symétrique des Palestiniens à vivre en sûreté sur leur terre, sans parler de celui de résister à l’oppression qui est pourtant, suivant la Déclaration de 1793 « pour le peuple et pour chaque fraction du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs  ».

En Occident, les droits de l’homme ont désormais mauvaise presse dès qu’ils s’appliquent à d’autres qu’aux Français, ou à la rigueur aux Européens, comme l’a montré le traitement différencié des réfugiés, suivant qu’ils viennent d’Ukraine ou qu’ils aient traversé la Méditerranée au péril de leur vie.

L’esprit du temps est au repli sur soi, à la construction de murs, que ce soient les murs physiques dont l’Europe s’entoure progressivement, ou les murs intellectuels, les fameuses « valeurs de la République  », qui délimitent le territoire autorisé, et qui agissent un peu comme la potion magique du druide Panoramix  : il y a ceux qui sont tombés dedans quand ils étaient petits, les Gaulois de souche, qui en bénéficient sans rien faire, et ceux qui n’ont pas eu cette chance, et qui doivent en permanence en reprendre pour faire partie de la tribu, être « assimilés  ».

Pour compléter votre lecture  : https://aurdip.org/de-sabra-et-chat...

Source : AURDIP
Ivar Ekeland
Président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
Président de l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP)