Israël. Pourquoi je ne hisserai pas un drapeau israélien le jour de l’indépendance
Depuis qu’il flotte dans les territoires occupés, ce drapeau est devenu l’insigne de l’apartheid. Et vous voudriez que je l’affiche ? Comment le pourrais-je ? Non, Alon Ildan, cette fois je ne suivrai pas le conseil que vous me donnez sur la version en hébreu de Haaretz du 28 avril, je ne vais pas « me boucher le nez et hisser le drapeau ». Je ne peux pas le faire. Ce n’est pas seulement parce que ce drapeau a été contaminé au point de devenir méconnaissable au cours des dernières 50 années d’occupation. Mais ce n’est simplement plus mon drapeau. Ce n’est pas que j’en aurais un autre, ce n’est pas le cas. Mais je n’arrive plus à m’identifier avec le drapeau que mon père sortait de l’armoire chaque année pour l’accrocher sur le balcon de notre maison alors que je l’observais fièrement depuis la rue [« jour de l’indépendance », 20 jours après Pessah, la Pâque].
Depuis lors, la fierté s’est transformée en honte et ce drapeau est identifié à un sentiment de culpabilité. La liste dans votre article était belle et émouvante, Alon – et je suis toujours vos consignes en tant qu’éditeur. Mais cette fois je dois rejeter vos recommandations lorsque vous écrivez : « Oui, faites flotter le drapeau, sur votre voiture, sur la fenêtre de votre maison, partout où vous le pouvez. » Cela m’est devenu impossible.
Je ne peux pas faire flotter ce drapeau qui symbolise des choses exécrables qu’il n’est pas moral d’exhiber. C’est ce drapeau qui flotte au milieu de la place à la jonction près du bloc de colonies de Gush Etzion. Pourquoi ? Après tout cet endroit ne se trouve pas dans le territoire souverain de l’État d’Israël. C’est juste pour irriter les milliers de Palestiniens qui passent par là, et pour satisfaire les colons, intoxiqués de puissance et avides de terres. Et pourquoi ce drapeau flotte-t-il également aux check points de l’armée israélienne ?
Comment se fait-il qu’un pays ose faire flotter son drapeau dans un territoire étranger sans permission ? C’est le drapeau dans lequel s’enveloppent les colons lorsqu’ils s’apprêtent à se déchaîner contre leurs voisins palestiniens.
C’est ce drapeau que l’on voit sur les blocs de béton à la jonction de Beit Inun [près de Hébron] en Cisjordanie, ce lieu que les Palestiniens appellent « la place de la mort » à cause de la quantité d’entre eux qui ont été abattus à cet endroit.
Ce drapeau a été le témoin de beaucoup de sang versé pour rien, et c’est au nom de ce drapeau que ce sang était versé.
C’est le drapeau que l’on voit sur les jeeps de l’armée israélienne et de la police des frontières lorsqu’ils se rendent au milieu de la nuit pour effectuer une nouvelle « opération d’arrestation » ; ce qui équivaut en réalité à un enlèvement violent et arbitraire de milliers de citoyens alors qu’ils se trouvaient dans leurs lits, sans aucune base légale.
C’est ce drapeau qui flotte voit à chaque check point, à chaque avant-poste de colonie, à chaque centre de détention et d’interrogation dans les territoires occupés. C’est le drapeau qui flotte sur les sources d’eau naturelles que les colons ont volées aux Palestiniens.
Dans beaucoup d’endroits, c’est le drapeau de la contrainte, de l’occupation. C’est un drapeau qui flotte dans le quartier fantôme de Hébron qui était autrefois une localité palestinienne. C’est un drapeau qui s’affiche sur un tribunal militaire qui n’a rien à voir avec la justice.
Est-ce là le drapeau avec lequel vous vous identifiez ? Pourquoi ? Il ne nous appartient plus, Alon, et nous ne pourrons pas le récupérer.
C’est sous ce drapeau qu’on perpètre des vols. Israël et les colons le font flotter dans les territoires occupés pour indiquer leur propriété et leur souveraineté sur le territoire. Et pendant ces 50 dernières années ils y ont réussi. Le drapeau est là, Israël est là et y restera.
Mais ce n’est pas le drapeau des Palestiniens, qui sont la majorité des résidents de ces territoires. Ce n’est pas non plus le drapeau de la plupart des Arabes israéliens. Il ne peut donc pas non plus être le mien.
Il ne peut pas être mon drapeau parce que c’est le drapeau d’un État « juif et démocratique », qui est juif – pour autant que quelqu’un m’explique ce que cela veut dire – mais certainement pas démocratique.
Depuis qu’il est arboré dans les territoires occupés, ce drapeau est devenu le drapeau de l’apartheid. Et c’est ce drapeau que vous voulez que j’affiche ? Comment le pourrai-je ?
Non, je ne pense pas qu’il ne soit qu’un bout de tissu fabriqué en Chine. C’est à cause de son sens profond que je suis incapable de l’afficher. Il arrive encore, lorsque je le vois à l’étranger, qu’il suscite en moi une étincelle de l’excitation qu’il suscitait dans ma jeunesse, peut-être par réflexe ou par attrait nostalgique, mais ce n’est plus mon drapeau. La frontière de 1967 a été effacée. Maintenant il existe un seul pays – un pays où vivent aussi bien les Juifs que les Palestiniens – le drapeau de l’Etat juif ne peut donc plus être le drapeau de ce pays.
Ce pays est binational et le drapeau doit être celui de ces deux peuples. Lorsque ce sera le cas, Alon, je le hisserai avec fierté, et je n’aurai même pas besoin de me boucher le nez.
Epilogue : alors que j’écrivais cette rubrique, mon cher voisin, Rafi, qui habite à l’étage du dessus, a recouvert mon jardin de drapeaux israéliens et de drapeaux des unités de l’armée israélienne, comme il le fait chaque année.
Gideon Levy, Haaretz, dimanche 7 mai 2017
(Article publié sous la rubrique Opinion, dans le quotidien Haaretz - traduction A l’Encontre)
Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Lauréat du prix Olof Palme pour les droits de l’homme en 2015, il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son nouveau livre, The Punishment of Gaza, vient d’être publié par Verso.
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