L’autre système judiciaire israélien a ses propres règles
Les enfants âgés de 12 ans peuvent être emprisonnés, quatre jours peuvent s’écouler avant qu’un suspect ne voit un juge, les audiences se tiennent dans une langue étrangère et les lois changent sans cesse. A l’intérieur des tribunaux militaires israéliens en Cisjordanie.
Photo : La prison militaire d’Ofer, en Cisjordanie, ce mois-ci. C’est ici que les Palestiniens se heurtent à la loi spéciale qu’Israël a élaborée pour eux. Crédit : Emil Salman
L’entrée ressemble à une prison et donne aussi l’impression d’en être une. Le voyage commence par un passage étroit, avec un mur d’un côté et une haute barrière de l’autre. Après être passé par un tourniquet, vous arrivez dans une cour où les visiteurs peuvent louer un casier.
On vous demande d’y mettre toutes vos affaires, y compris votre téléphone - tout sauf les vêtements que vous portez. Sous peu vos vêtements seront fouillés aussi. Un employé des services pénitentiaires israéliens vous amène au prochain arrêt, où vous laissez votre carte d’identité. Vous vous trouvez maintenant devant une porte en acier derrière laquelle vous attend le contrôle de sécurité.
Un homme palestinien se tient devant un tourniquet menant à une cour où les visiteurs peuvent louer un casier. Crédit : Emil Salman
The fenced passageway leading to the courts compound at the Ofer military prison. Credit : Emil Salman
De là, vous continuez à descendre un long passage clôturé et vous tournez à gauche. Bienvenue à la prison militaire de Ofer en Cisjordanie, où les Palestiniens se heurtent au droit spécifique qu’Israël a élaboré pour eux.
La cour que l’on atteint au centre d’un ensemble de structures préfabriquées, qui abritent des salles d’audience, est triste, tout comme le sont les rangées de chaises et les visages des personnes qui y sont assises.
Parmi elles il y a Mohammed. Il a près de soixante ans, les cheveux et la barbe grisonnants, le regard triste et contrarié. A 10h du matin en ce premier mardi d’avril, son fils âgé de 15 ans sera amené dans une des salles d’audience et il attend. Quelqu’un a dit qu’il a jeté des pierres, dit le père, qui habite dans le camp de réfugiés de Jalazun. Son fils déclare que ceci ne s’est jamais produit.
Le père sait que l’affaire se terminera très probablement par les aveux de son fils dans une négociation sur sa peine. Selon les données chiffrées de l’armée israélienne obtenues par Haaretz, entre 2018 et avril 2021, 99,6 % des condamnations prononcées par les tribunaux militaires se sont terminées de cette façon. Ce chiffre, fourni après une demande du Fonds pour les défenseurs des droits de l’Homme par le biais du Mouvement pour la liberté d’information, ne semble pas surprendre les Palestiniens qui sont sûrs de leur innocence ou de celle de leurs proches. Après tout, allez prouver que vous n’avez pas jeté de pierre.
L’autre fils de Mohammed, qui a 25 ans, est actuellement emprisonné depuis plus d’un an après avoir percuté une voiture israélienne par l’arrière avec sa voiture ; il dit que c’était involontaire. Pour celui âgé de 15 ans, Mohammed attend le meilleur d’un mauvais lot. Mohammed fera d’une mauvaise fortune bon coeur.
« Il vaut mieux pour lui qu’il obtienne une négociation de peine ; comme ça, ce sera fini » déclare le père dans un hébreu approximatif. « C’est la réalité. Une négociation de peine n’est pas bien, mais c’est tout ce que nous avons. » En fait, c’est une perspective assez simple, étant donné que la plupart des Palestiniens arrêtés en Cisjordanie sont en détention jusqu’à la fin des procédures à leur encontre.
« Les aveux sont ce qui les fait sortir de prison et leur permet de voir une fin prévisible » déclare l’avocate Smadar Ben-Natan, qui est également titulaire d’un doctorat en droit et fait des recherches sur les tribunaux militaires. « Les gens peuvent rester en détention provisoire plus longtemps que la peine qu’ils recevraient. »
C’est une question essentielle : en Cisjordanie, la détention jusqu’à la fin de la procédure est la solution par défaut. « En Israël, il est beaucoup plus facile de sortir » déclare l’avocate Riham Nassra, qui représente les Palestiniens devant les tribunaux militaires israéliens.
« En Israël, il existe un bracelet électronique, par exemple, ou des foyers qui peuvent être utilisés comme une alternative à la prison sous certaines conditions, particulièrement dans le cas d’un mineur ou de quelqu’un ayant des problèmes psychologiques ou des circonstances personnelles difficiles. Dans les territoires (occupés), ceci n’existe pas. »
Il y a une autre raison pour laquelle les tribunaux militaires rejettent souvent toute alternative à l’incarcération : les suspects habitent dans la Zone A de la Cisjordanie ; c’est-à-dire, dans une ville palestinienne. En raison de tous ces facteurs, dit Nassra, « il est plus facile d’accepter une négociation de peine, parce qu’ils ont déjà été emprisonnés pendant les mois que l’accusation demanderait comme peine. »
Encore une chose supplémentaire distingue les actes d’accusation contre les Palestiniens en Cisjordanie et ceux contre les Juifs des deux côtés de la Ligne Verte. « En Israël, il y a une différence entre les délits sécuritaires et les autres délits, tandis que dans les territoires, la plupart des délits sont considérés comme des délits sécuritaires » déclare Ben-Natan. Selon les chiffres fournis par l’armée après une demande relevant de la liberté d’information – et que le militant social Guy Zomer a aidé à analyser – de 2018 à 2021, plus de 65 % des affaires (à l’exclusion des infractions routières) entendues par les tribunaux militaires étaient des délits sécuritaires.
Mais ces affaires ne concernent pas seulement des événements tels qu’une attaque terroriste, elles couvrent un large spectre qui inclut l’appartenance à une organisation interdite ou les "émeutes", par exemple en participant à une manifestation. « Le ministère public et les tribunaux s’appuient sur des raisons de "situation complexe en matière de sécurité" pour fonder leurs allégations de danger » raconte Nasra en expliquant pourquoi tant de détentions durent jusqu’à la fin de la procédure.
« Les détenus palestiniens paient un prix personnel pour l’ensemble de la situation sécuritaire. Le prétexte de la "difficulté à localiser ou à surveiller" est également invoquée en raison de la crainte présumée d’une évasion ou d’une interférence avec l’enquête. Les tribunaux sont donc plus facilement persuadés de laisser les Palestiniens derrière les barreaux. »
A partir de là, la route pour les Palestiniens vers un traitement beaucoup plus dur est courte. La plupart des enquêtes en Cisjordanie, déclare Ben-Natan, sont menées par le service de sécurité du Shin Bet ou par la police israélienne en Cisjordanie, qui travaille étroitement avec le Shin Bet. Selon Ben-Natan, les preuves sont souvent fondées sur des renseignements fournis par des informateurs, sans prise en considération des motivations des informateurs.
Ces affaires sont portées devant deux tribunaux militaires où tous les accusés sont Palestiniens. L’un siège à Salem au Nord de la Cisjordanie, alors que le plus connu siège à la prison militaire de Ofer près de la colonie de Givat Ze’ev. C’est là que Mohammed a attendu ce mardi pendant des heures.
A 10h du matin, il était assis dehors sous le soleil brûlant, et à 13h il attendait toujours d’entrer dans la structure préfabriquée surpeuplée, mais le tour de son fils devant le juge n’était toujours pas arrivé. Parfois il s’asseyait, parfois il se tenait debout, parfois il marchait entre les chaises et la cafétéria qui était fermée. Cette année, le Ramadan dure tout le mois d’avril – donc à la cafétéria on ne mange pas, on prie. Au moins, près de la cafétéria il y a de l’ombre.
Accord sans négociation
Les négociations de peine sont également courantes dans les tribunaux israéliens, mais elles sont plus rares que dans les tribunaux militaires. Selon le procureur de l’État, en 2020, 83 % des condamnations étaient le résultat de négociations de peine. En ce qui concerne les infractions à la sécurité, le chiffre est maintenant similaire à celui de la Cisjordanie, soit 93 %.