PALESTINE : ET SI C’ETAIT VOUS ?
BILLET DE BLOG : 23 septembre 2024
J’écris ce texte dans l’espoir de susciter une réflexion profonde sur la réalité des Palestiniens sous occupation, une réalité souvent méconnue ou ignorée. Dans un contexte français où les voix des opprimés et leurs soutiens sont étouffées, je veux que vous vous mettiez à notre place, ne serait-ce qu’un instant. Et si c’était vous ?
Ex-conseillère de l’OLP, responsable de développement au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris ; Abonnée de Mediapart
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Et si cela vous arrivait ? Qu’un inconnu pénètre de force, un matin, dans votre appartement parisien et qu’il vous expulse, manu militari, pour faire de la place à une autre famille, arrivée de l’étranger ? Que ces intrus piochent dans votre frigidaire pour se servir à manger, qu’ils boivent le jus d’orange que vous veniez de presser, qu’ils se glissent dans vos draps, encore chauds ? Et que le lendemain matin, ils dégustent un café, à la rambarde de votre balcon ?
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Cette scène, ce déracinement forcé, c’est ce que des centaines de milliers de Palestiniens ont vécu à la création d’Israël en 1948. C’est ce que des milliers d’autres ont subi, à partir de 1967, dans les territoires occupés, quand des colons se sont emparés sans ménagement, de leur foyer, de leur terre ou de leurs oliviers. Ce grand remplacement, terriblement concret celui-là, hante les jours et les nuits de tous les Palestiniens, qu’ils résident en Palestine, en Israël ou à l’étranger.
Mais attendez, l’effort d’imagination n’est pas terminé. Ce n’est même que le début. Imaginez, maintenant, vivre sous le joug d’un régime qui vous prive des droits les plus fondamentaux. Imaginez devoir renoncer à la bourse d’étude qu’une prestigieuse université étrangère vous a offerte parce que ce pouvoir vous interdit de voyager ? Imaginez que votre frère, vos cousins, certains de vos oncles et tantes, qui résident à l’étranger, n’ont pas pu assister à votre mariage, car la puissance qui occupe votre terre refuse de leur délivrer des papiers. Que feriez-vous ?
Quel serait votre sentiment si vos enfants grandissaient dans la peur, si leurs cours étaient régulièrement perturbés par l’irruption de soldats, et dans une rue voisine de leur école, par des tirs et des explosions, et si ces même soldats venaient kidnapper certains de leurs camarades ou professeurs ?
Que penseriez-vous si des clôtures barbelées, des murs en béton ou des barrages militaires vous séparaient de vos parents, vous empêchant de déjeuner le week-end avec eux alors qu’ils n’habitent qu’à 15 minutes de chez vous ? Comment réagiriez-vous si l’un des soldats en faction à un barrage vous crachait dessus, sans raison, alors que vous attendiez votre tour pour passer ?
On pourrait continuer indéfiniment. La vie sous occupation est tissée d’une multitudes de violences, d’humiliations et de dénis de droits, qui passent sous le radar des médias occidentaux mais forment la trame amère de notre existence. Pas un jour ne passe sans que l’on apprenne la mort d’un voisin, l’arrestation d’un enfant, ou la destruction d’une maison, sans aucune raison sinon la prétendue défense de la sécurité d’Israël.
Le 7 octobre dernier, comme tant d’autres jours, les Palestiniens du ghetto de Gaza ont été réveillés par des explosions, un bruit familier après des décennies d’occupation. Mais ce jour-là, les responsables de ce fracas n’étaient pas les militaires israéliens, mais des combattants de Gaza qui ont franchi la clôture militarisé isolant leur territoire du reste de la Palestine, de leurs villages d’origine, aujourd’hui situé en Israël, de Jérusalem, de la Cisjordanie et du monde extérieur.
Les médias ont beaucoup raconté, et à juste titre, les histoires des nombreux Israéliens tués ce jour-là. Mais dans ces récits, la violence structurelle que constitue l’occupation était trop souvent absente. Qui se souvient de Mohammed Abu Khdeir, ce jeune garçon brûlé vif par des colons juifs à Jérusalem en 2014 ? Qui se rappelle de Razan Najjar, cette jeune infirmière tuée par un sniper israélien en 2018, alors qu’elle secourait des Palestiniens manifestant pacifiquement contre le blocus imposé à Gaza depuis 1991 ? Quel média a parlé de Doaa El Nakhala, une amie de Gaza et tant d’autres comme elles, qui, depuis le jour où elle est partie faire ses études à l’université de Birzeit en 1995 n’a plus jamais pu revoir ses parents, en raison du blocus étouffant Gaza, et n’a même pas pu se rendre à leur enterrement ?
Et si c’était vous ? Votre fille quitte Rouen pour étudier à Paris et à cause d’un système de permis raciste et kafkaïen elle ne peut plus revenir vous voir et vous prendre dans ses bras. Et quid des Palestiniens d’Israël, souvent décrits comme des citoyens à part entière, alors qu’en réalité, ils sont privés de nombreux droits ? Le saviez-vous ? Ceux qui ont été expulsés en 1948 de leur village, mais sont restés sur le territoire qui est devenu Israël, n’ont pas le droit de retourner dans leur localité d’origine, quand bien même ils habitent à seulement quelques kilomètres de là. Les Palestiniens d’Israël n’ont pas le droit non plus d’accueillir leurs familles réfugiées à l’étranger, ne serait-ce que pour quelques jours. Si l’un d’eux épouse une personne de Gaza ou de Cisjordanie, il ne pourra pas vivre avec elle, sous le même toit.
Le jour où mon père a été expulsé de Haïfa, en avril 1948, sous le feu des milices sionistes, les Palestiniens étaient séparés en deux groupes : l’un était jeté sur la route de Jénine, une ville aujourd’hui en Cisjordanie, et l’autre était jeté à la mer, direction Beyrouth. Ce fut le cas de mon père. Les navires qui amenaient en Palestine les juifs d’Europe, rescapés du génocide, croisaient ceux qui transportaient les Palestiniens, victimes de la Nakba. Un ballet cruel, minutieusement orchestré. Voilà la réalité du sionisme.
Les Palestiniens n’ont pas seulement été expulsés ; on leur refuse toujours le retour sur leur terre et le droit même d’être enterrés chez eux. Ils ont été effacés du récit et de l’imaginaire collectif occidentaux. La rage qui s’est exprimée le 7 octobre résulte de la négation systématique de notre droit à vivre sur notre terre. C’est une cocotte-minute qui a explosé ce jour là, produit de ce régime colonial qui cherche à nous éliminer, physiquement et symboliquement. Comme l’a parfaitement dit Frantz Fanon, « la violence est le moyen par lequel les opprimés se révoltent contre leur oppresseur. »
Cela doit vous amener à réfléchir : que feriez-vous si vous étiez dans notre situation ? Si l’injustice, l’humiliation et la dépossession détruisaient non seulement votre passé mais aussi votre présent, et l’avenir de vos enfants ? Tant que le monde détournera le regard et choisira le silence, la cocotte-minute continuera de siffler, préfigurant d’autres explosions de souffrance, de colère et de résistance. Le moment est venu de rompre ce silence complice et d’entendre les voix des Palestiniens qui, toutes les heures, tous les jours, s’élèvent pour réclamer leur droit à une existence digne et libre.