Sabra Chatila : de l’imprudence à la préméditation
Voici 40 ans, un terrible massacre se déroulait dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, laissés sans protection par le retrait de la Force multinationale. Si l’identité des tueurs – phalangistes – est connue, la responsabilité d’Israël a longtemps fait débat. Et pourtant les preuves se sont accumulées : Ariel Sharon lui-même avait annoncé son intention d’en finir avec ces « terroristes ».
« À Chatila, à Sabra, des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il [1] ? » Telle fut l’oraison funèbre du Premier ministre israélien Menahem Begin, dans son discours à la Knesset, lors du débat sur les responsabilités israéliennes dans le massacre des camps palestiniens du sud de Beyrouth. La formule choqua, mais l’idée fit son chemin. La plupart des médias – y compris en France – tinrent pour acquis qu’Ariel Sharon, l’état-major de l’armée israélienne et les autres membres du gouvernement israélien n’avaient pris, au pire, que le « risque » d‘un bain de sang.
La tragédie commence trois mois et dix jours après l’entrée, le 5 juin 1982, de l’armée israélienne au pays du Cèdre. Le 1er septembre, conformément au cessez-le-feu négocié par les États-Unis à la mi-août, les derniers combattants palestiniens quittent Beyrouth à bord d’un bateau grec affrété par la France. Le même jour, le Premier ministre israélien, Menahem Begin, accueille le chef des Phalanges libanaises, Bachir Gemayel, à Nahariya et lui propose un traité de paix. Le 3, prétextant que des fedayin seraient retranchés à Sabra et de Chatila, Tsahal renie l’engagement pris envers les Américains et se déploie autour des camps du sud de la capitale, que la Force franco-italo-américaine commence à déserter – le 10, son dernier soldat s’en va. Le 14, Bachir Gemayel, élu président le 23 août, meurt assassiné avant même d’être intronisé.
Israël en profite, dès le lendemain, pour renier l’engagement pris envers l’envoyé américain Philip Habib : son armée pénètre dans Beyrouth-Ouest, dernier bastion du Mouvement national libanais et de ses alliés palestiniens. Quant aux Phalangistes, ils accusent les fedayin de l’assassinat de leur chef, commis en réalité par un Libanais pro-syrien. Le 15, criant vengeance, Samir Geagea et Elie Hobeika (Forces libanaises) ainsi que Saad Haddad (Armée du Liban sud) rassemblent plusieurs centaines de miliciens [2]. Le 16, c’est l’horreur : des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, presque tous sans armes, vont périr dans une orgie sanglante durant 38 heures, jusqu’au 18 septembre – les estimations varient de 500 à 5 000 morts, les Phalangistes ayant emporté nombre de cadavres en camion lors de leur départ des camps…
De cette boucherie barbare, un grand écrivain, Jean Genet, va témoigner avec une force exceptionnelle. Le hasard veut que, malade, il ait accepté l’invitation de Leila Shahid et se trouve ainsi chez elle, à Beyrouth, lorsque la rumeur du massacre se répand. Tous deux sont les premiers civils à pénétrer dans les camps martyrs, le 19 septembre. Cette découverte hallucinée et hallucinante donne naissance à un texte de cinquante mille signes, Quatre heures à Chatila [3]. Le hasard veut que le numéro de La Revue d’études palestiniennes, à laquelle ce récit est destiné, ne paraisse qu’en janvier 1983. Son directeur, Elias Sanbar, accepte donc d’en offrir un long extrait à l’hebdomadaire dont je dirige alors la rubrique internationale, Révolution. Je me souviendrai jusqu’à ma mort des pleurs des rares amis qui en eurent la primeur…
Paradoxalement, la plus grande manifestation contre l’horreur de Beyrouth se tient le 25 septembre à… Tel-Aviv : la presse israélienne évoquera même le chiffre de 400 000 personnes, soit 1 Israélien sur 10, rassemblées place des Rois – l’actuelle place Itzhak Rabin. Menahem Begin, Ariel Sharon et les autres dirigeants du pays ne peuvent plus se draper dans le silence : trois jours après la manifestation, une Commission d’enquête est constituée sous la direction du président de la Cour suprême, le juge Itzhak Kahane.
Une première brèche dans le discours de l’innocence indignée
Rendues publiques en février 1983, ses conclusions [4] constituent une première brèche dans le discours de l’innocence indignée tenu jusque-là à Tel-Aviv. Certes, elle impute la responsabilité directe des massacres aux Phalangistes libanais et estime qu’aucun Israélien ne peut être jugé directement responsable, mais elle reconnaît la responsabilité indirecte d’Israël. Elle recommande donc que le ministre de la Défense Ariel Sharon soit démis pour n’avoir pas prévu la tragédie qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans les deux camps palestiniens. Elle fait le même reproche, à un moindre degré, au Premier ministre Menahem Begin, au ministre des Affaires étrangères Itzhak Shamir, au commandant en chef de Tsahal Rafael Eitan, au chef des renseignements militaires Yehoshoua Saguy, au commandant de la région nord Amir Drori et au général Amos Yaron.
Rassurée par sa propre audace, la commission ne cache pas que son but était de « préserver l’intégrité morale d’Israël et son fonctionnement en tant qu’État démocratique adhérant scrupuleusement aux principes fondamentaux du monde civilisé ». Lequel, entre-temps, à travers une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies votée le 16 décembre 1982, a dénoncé le massacre comme « un acte de génocide » – par 123 voix pour, 0 contre et 22 abstentions [5]…
Difficile d’invoquer une coïncidence : « Le général Sharon redoutait qu’Israël ne soit accusé de “génocide” pour son rôle à Sabra et Chatila ». C’est le gros titre du quotidien israélien Haaretz le 21 février 2013, après la déclassification du compte-rendu de la réunion du gouvernement du 17 mai 1983. Le ministre de la Défense y avait exigé – en vain – que le rapport Kahane soit partiellement censuré : « Le cabinet doit en rejeter catégoriquement certaines sections [que], comme Juifs, citoyens d’Israël et ministres du gouvernement israélien, nous ne pouvons pas accepter. » Et de citer l’accusation selon laquelle les dirigeants civils et militaires du pays ont ignoré les risques d’un massacre. « Cela va bien au-delà de la question personnelle que chacun a en tête, si je reste ou si je m’en vais », poursuit Sharon.
Car le terme « ignorer » utilisé par le rapport, argumente le général, « implique que cela a été commis en connaissance de cause. Cela inclut tous ceux qui se trouvent autour de cette table et ont comparu devant la commission, y compris vous, Premier ministre. La commission n’a pas seulement dit qu’il y avait un risque de massacre, mais que nous tous nous l’avons ignoré. » D’où, ajoute-t-il, de possibles demandes de réparation fondées sur des actes de génocide. Les archives indiquent que Sharon, avant de justifier minutieusement son action, alla jusqu’à lire au cabinet les textes de 1950 contre le génocide pour mettre en garde ses collègues : « Aux termes de la loi, vous pourriez tous être considérés comme complices du massacre… »
Quatre heures à Chatila m’a rattrapé en 1991. Alain Milianti et Jerôme Hankins me sollicitent en effet comme « conseiller historique » de la pièce qu’ils s’apprêtent à monter au théâtre du Volcan au Havre. Nous en discutons le soir chez moi, à plusieurs reprises, puis sur place avec les acteurs et Leila Shahid, pour qui ce drame reste une blessure jamais refermée. (Quelques années plus tard, nous nous prêterons tous les deux au même exercice, cette fois pour la mise en scène du Captif amoureux, interprété par l’inoubliable Maurice Garrel, le grand-père de Louis). Pour incarner le récit de Genet, il avait été question de Michel Piccoli, presque son sosie il est vrai, mais on lui préféra… une actrice. Et quelle actrice ! Clotilde Mollet reprendra le rôle en 1995 à l’Odéon.
Le premier livre sur Sabra et Chatila paraît dès novembre 1982 : c’est l’Enquête sur un massacre du journaliste israélien Amnon Kapeliouk [6]. Le Monde, le recensant, écrit : « Ce récit, déjà connu pour l’essentiel, retrace le déroulement de la tuerie. Il ne maintient guère de doute sur l’existence d’une responsabilité d’Israël, dont l’armée a laissé des unités phalangistes […] mener leur sinistre besogne à 200 mètres de ses postes d’observation. Ses fusées ont éclairé a giorno le massacre. Ses officiers, ses soldats et, bien entendu, leurs supérieurs en ont eu connaissance et n’ont rien fait pour l’arrêter. Il ne s’agissait pas seulement chez les meurtriers d’une explosion de colère après le meurtre de Béchir Gemayel mais, plus probablement, d’un monstrueux règlement de comptes, d’un fantasme vengeur enfin assouvi, dans l’espoir de terroriser et de contraindre à fuir (mais où ?) les Palestiniens du Liban [7]. »