A Berlin il est interdit de commémorer la Nakba

samedi 10 juin 2023

Vous êtes la seule voix qui ne nous a pas encore été volée... faites entendre votre voix !
A Berlin il est interdit de commémorer la Nakba

Cette année, comme en 2022 toute commémoration publique sur la Nakba a été interdite à Berlin et dans d‘autres villes en Allemagne. L’année dernière aussi, même les formes les plus modestes de commémoration ont été interdites à Berlin, comme, par exemple, un petit rassemblement public, annoncé par la Jüdische Stimme fuer gerechten Frieden in Nahost (l’UJFP allemande) rendant hommage à la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, assassinée par l’armée israélienne le 11 mai de la même année. Ce rassemblement, comme d’autres de ce genre, était prévu par la Jüdische Stimme (JS) en collaboration avec Palästina spricht (« C’est la Palestine qui parle »), une initiative de jeunes Palestinien-e-s, pour la plupart né-e-s en Allemagne.
Pour comprendre les implications de ces restrictions extraordinairement sévères du droit de s’assembler en public pour manifester ses opinions politiques, il faut se rendre compte qu’il y a une diaspora palestinienne importante à Berlin (40 000 – 50 000) et d’environ 200 000 Palestinien-ne-s en Allemagne, toutes et tous des victimes, enfants ou petit-enfants de victimes de la Nakba.

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Il faut dans ce contexte aussi rappeler le fait que les lois allemandes protègent les droits de toutes et tous résident-e-s du pays (avec ou sans passeport allemand) de manifester, bien sûr, sans mettre en danger la „sécurité publique“ ou dépasser les seuils (prédéfinis par la loi) de la liberté d’expression, comme par la banalisation des crimes du nazisme ou des appels à la haine raciste. La loi stipule explicitement que l’interdiction ou la dissolution d’une assemblée ne constituent qu’un dernier ressort des forces de l’ordre.
Les interdictions d’assemblées de commémoration de la Nakba à Berlin en 2023 s’appuyaient surtout sur un document – assez louche.
Le 8 avril 2023 il y a eu une petite manifestation à Neukoelln, quartier berlinois où vit une importante population palestinienne. La majorité des (+/-300) participant-e-s étaient des jeunes du quartier qui criaient des slogans en arabe. La police berlinoise avec ses traduct-eur-rice-s, accompagnait la manif – et n’est pas intervenue ! Cette „inaction des forces de l’ordre“ a scandalisé presque tous les médias de la capitale et du pays, le Zentralrat der Juden (CRIF allemand), les spécialistes, mandataires officiels pour traquer l’antisémitisme (il y en a beaucoup en Allemagne !), les représentant-e-s politiques de toutes couleurs – bref : tout le monde. Cette manif n’aurait été rien d‘autre qu‘un attroupement d’antisémites qui auraient eu la liberté d‘exprimer leur haine envers les Juifs et Israël, accompagnés tranquillement par la police.
La preuve ? Une vidéo diffusée par l’association democ., dont le but est (entre autres) le monitoring de manifs de l’extrême droite et/ou antisémite.

Ne maitrisant pas l’arabe, j’ai demandé à un ami palestinien de vérifier les traductions des mots d‘ordre enregistrés par cette association et qui ont motivé la qualification de la manif d’antisémite. À la suite de cette qualification, toutes les manifs ou rassemblements déclarés (pour la plupart par Palästina Spricht ou la JS) pour commémorer la Nakba ont été interdits „préventivement“.
Mon ami a affirmé que oui, les traductions étaient correctes cette fois. Les slogans étaient par exemple : „Avec notre âme et notre sang nous libèrerons Al Aqsa“, „Mort à Israël !“, „Liberté pour Walid Daqqah“ ou „Liberté pour Khader Adnan (ce qui signifie pour democ. que les manifestant-e-s auraient revendiqué la liberté pour des terroristes et qu’ils*elles les glorifiaient) ; et oui, confirme mon ami, il y a eu aussi un appel antisémite : „Mort aux juifs !“. Mais celui-ci n’était pas un des mots d‘ordre prononcés par les manifestant-e-s toustes ensemble. Cet appel n’a été prononcé que par une personne.
À la suite des interdictions préventives qui ont suivi à Berlin de toute commémoration à l’occasion des 75 ans de la Nakba, plus de cent Juives/Juifs/Israelien-ne-s berlinois-e-s ont signé une lettre ouverte, dans laquelle elles et ils expriment leurs préoccupations :

Nous sommes préoccupés par le fait que la décision du tribunal de Berlin évoque également une référence des manifestants au crime d’apartheid contre les Palestiniens comme raison supplémentaire d’interdire les manifestations.
Cette argumentation diffame de manière cynique les principales organisations de défense des droits de l’homme et pourrait même être instrumentalisée pour exclure de nombreux militants pacifistes, journalistes et scientifiques israéliens.
Alors que le 75e anniversaire de la Nakba, qui commémore l’expulsion des Palestiniens-ne-s pendant la guerre de 1948, approche à grands pas, nous demandons aux autorités berlinoises de mettre fin à leur politique discriminatoire et d’autoriser les futures manifestations afin de préserver le droit à l’expression libre et légitime de toustes les Berlinois-e-s, qu’ils soient palestinien-ne-s, juifs*juives ou autres.
La solidarité, la protection des droits démocratiques fondamentaux ici et à l’étranger, et le travail commun contre toutes les formes de racisme, y compris l’antisémitisme, sont la seule façon d’avancer !

Notre sécurité et nos libertés en dépendent !

Les interdictions de manifester ne nous protègent pas.
Les interdictions préventives sont injustes et très amères pour toutes celles et ceux – 6000 – qui ont vécu la magnifique manifestation à Berlin à l’occasion de la Journée de la Nakba en 2021, appelée par Palästina Spricht. Elle était tellement peu attirante pour des fachos, des racistes, des conspirationnistes etc. – qu’ils*elles n’ont même pas essayé de marcher avec nous. Et c’est précisément la raison pour laquelle cette manif - celle qui a eu le plus grand nombre de participant-e-s à cette journée de commémoration de la Nakba – n‘était pas intéressante non plus pour les médias et les nombreuses institutions chargées de traquer l’antisémitisme. Pourquoi ? – Elles n’ont rien trouvé dans notre message qui satisfasse leur cupidité.

L’ambiance était très belle lorsque nous avons constaté combien nous étions nombreux, des milliers, dans les rues des quartiers populaires de Kreuzberg et Neukölln, surprises et heureuses de constater : Nous sommes unies pour l’égalité des droits partout, contre les régimes d’occupation partout, contre le racisme et les préjugés sous toutes leurs formes, partout !

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Qui était le "nous" de la plus grande manifestation berlinoise à l’occasion de la Journée de la Nakba ? – Très peu de personnes de plus de 40 ans, peu d’Allemand-e-s (blancs), beaucoup de Palestinien-ne-s, de diverses religions ou autres appartenances, des Juifs/Juives israélien-ne-s et allemand-e-s, des réfugié-e-s syrien-ne-s et autres, des personnes d’Asie du Sud-Est, des Latino-américain-e-s, des Européen-ne-s ... La plupart des participant-e-s étaient des People of colour qui depuis quelques années s’organisent dans des initiatives anti-racistes, féministes, LGBT, pour les droits des Palestinien-ne-s, des réfugié-e-s... De nombreuses pancartes en carton, pour la plupart confectionnées par les participant-e-s, étaient rédigées en anglais, certaines en allemand, d’autres en arabe. La prédominance de l’anglais s’explique par le fait qu’il s’agit de la langue commune de la jeune génération de Berlinois d’origines diverses.
Les nombreux-ses Palestinien-ne-s berlinois-e-s qui ont participé à la manifestation étaient heureusement surprises de voir enfin dans les rues de leur ville cette solidarité large, variée et chaleureuse, notamment de la part des Israélien-ne-s qui sont environ 20 000 à Berlin.
Les médias n’ont guère parlé de cette manif, préférant concentrer leur attention presque exclusivement sur d’autres manifestations, celles ouvertes par exemple aux partisans des "Loups gris" (organisation facho turque) ou aux partisans du régime Erdogan, nombreux à Berlin.
Les camarades berlinois-e-s – palestinien-e-s, israélien-ne-s et autres – collaborent, se battent ensemble depuis quelques années, parce qu’elles*ils ont découvert à Berlin que leurs luttes contre les inégalités et les injustices sont liées, sont UNE lutte.
Pour le 20 mai, c’est encore une fois Palästina Spricht et la Jüdische Stimme qui ont déclaré, les uns une manif, les autres un rassemblement, pour la liberté d’expression, dont celle des Palestinien-ne-s, de commémorer la Nakba. Le choix des heures et des lieux a été fait de manière à pouvoir participer aux deux.
La police a interdit celle de Palästina Spricht, même si évidement le message, l‘esprit des deux étaient les mêmes. Le rassemblement déclaré par la JS, n’a pas été interdit, mais la police a harcelé, nassé et interpellé des participants sans qu’il n’y ait de provocation de leur part. Une des personnes interpellées – quelle ironie – était un artiste juif. Finalement la police a dissous le rassemblement ; la raison : le slogan „antisémite“ „From the river to the sea Palestine will be free.“ Le commentaire de la JS : „Nous ne voyons pas d’antisémitisme dans ce mot d’ordre, et nous adhérons à son message d’égalité sans exception entre le Jourdain et la Méditerranée.“
Qassem, de Palästina spricht, un jeune docteur de Gaza, récemment arrivé en Allemagne a tenu un discours pendant la dernière commémoration de la Nakba non interdite à Berlin, celle du 15 mai 2021 – son discours est toujours tragiquement actuel, deux ans après. La catastrophe palestinienne continue - comme la répression et les distorsions des voix palestiniennes en Allemagne. Il ne faudrait que changer „73“en „75“.
Nous avons lu son discours au cours de la commémoration de la Nakba à Marseille, et Qassem et ses camarades à Berlin nous ont dit que cela signifie beaucoup pour eux.
Il commence par se référer à Mahmoud Darwish qui avait écrit „une lettre d’amour à Gaza“ et défini Gaza par „sa combativité, sa volonté et sa résistance inlassables“.
Qassem continue :
Mais Gaza est bien plus que cela...
Gaza, c’est notre maison chaleureuse, la réunion de la famille, les photos sur le mur, l’odeur du citronnier au petit matin,
le son des voix de tes amis, dont certains ont déjà affronté la mort,
les premiers pas de mon fils dans le couloir,
le rire chaleureux de ma fille encore à quatre pattes qui résonnait – un jour – dans cette chambre bombardée
et les images de mon frère prisonnier en grève de la faim.
Gaza, ce sont les rêves endormis des personnes tuées la nuit dernière, avant-hier et avant avant-hier, l’année dernière, l’année précédente et l’avant-dernière année, et les 73(75) dernières années !
J’aimerais vous raconter les histoires de chacun de ces gens, de leurs rires et de leurs espoirs, des plantes et du pain fraîchement cuit dans leur jardin avant qu’il ne soit bombardé...
J’aimerais vous raconter l’espoir naïf de ma nièce que sa boîte de pain ouverte, tenue contre sa poitrine, lui servirait de bouclier contre les missiles...
J’aimerais vous parler de la petite fille prématurée qui a survécu à la mort de sa mère dans son ventre, mais qui est morte à cause de la panne d’électricité dans l’hôpital bombardé par les missiles...
Mais nous avons été privés de voix, enfermés dans un ghetto depuis 15 (17) ans, des barbelés israéliens qui s’enfoncent dans nos gorges...
Ici, du temps parallèle, des décombres de nos maisons et de nos rêves
Au milieu de la poussière après l’impact des roquettes, nous nous tiendrons pourtant debout !
Avec une larme à l’œil, mais la foi profonde dans le cœur qu’aucune injustice ne peut durer éternellement.
Qu’aucune force ni aucune mesure répressive dans le monde ne pourrait briser notre amour et notre lien avec la Palestine !
Je regarde ces nombreux visages inconnus et pourtant si familiers et je reconnais l’espoir.
Vous êtes la seule voix qui ne nous a pas encore été volée... faites entendre votre voix !
Vous êtes notre cœur battant, quand le nôtre est enseveli sous les décombres... soyez courageux !
Vous êtes les mots qui manquent dans nos gorges ensanglantées... soyez fermes !
Vous êtes la lueur dans nos yeux qui ne cessent d’espérer... ne renoncez jamais !
Vous êtes notre histoire, qui ne doit pas être racontée... soyez les conteurs et l’histoire !
Gaza, chaque pierre, chaque rue bombardée, chaque arbre encore debout vous salue, embrasse chacun d’entre vous, embrasse vos yeux et compte sur nous pour aller ensemble jusqu’au bout de ce chemin pavé de pertes et de sacrifices et de cette lutte sans relâche, jusqu’à la liberté, jusqu’à la délivrance de l’oppression, de la tyrannie et de l’apartheid, jusqu’à l’égalité tant attendue dans une Palestine libre pour tous ses habitants !
Free Palestine !

Sophia Deeg

Professeur en Allemagne , journaliste, auteur, traductrice, surtout autour des questions d’Israel/Palestine, rt du Moyen Orient en général. Depuis 2002 militante pour les droits des Palestinen-ne-s, des migrants, réfugiés ; militante de la campagne BDS à Berlin et à Paris.