À quoi servent les "catastrophes humanitaires" ? Histoire d’une expression politique

lundi 30 octobre 2023

À quoi servent les "catastrophes humanitaires" ? Histoire d’une expression politique

Les responsables politiques n’ont pas attendu la fin de bombardement sur Gaza pour parler de « catastrophe humanitaire ». Qualifier une situation d’« humanitaire  » a toujours des effets politiques. À Gaza, le terme euphémise aujourd’hui la réalité de la guerre.

Les responsables politiques n’ont pas attendu la fin de bombardement sur Gaza pour parler de « catastrophe humanitaire ». Emmanuel Macron a évoqué les « questions humanitaires », Joe Biden a promis cent millions de dollars d’aide pour Gaza, Olaf Scholz a augmenté l’aide allemande. Dès son retour d’un voyage en Israël où elle a assuré Benyamin Netanyahou de son soutien, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a expliqué : « Il n’y a pas de contradiction entre la solidarité avec Israël et l’action en faveur des besoins humanitaires des Palestiniens ». Ce qui pourrait apparaitre comme un exercice de contorsion assez acrobatique – vouloir sauver des vies Gazaouis sans toutefois dénoncer les bombardements israéliens– est en réalité une stratégie rodée depuis une trentaine d’années : Qualifier une guerre de « crise humanitaire  » masque les responsabilités politiques. Le langage de l’humanitaire –« urgence  », « corridors  », « convois  »– et son iconographie médicale bariolée de logos des organisations de secours ont pour effet de dépolitiser la guerre.

« Humanitaire  » est un mot du 19e siècle. Il qualifiait alors un état d’esprit. Lamartine qualifiait d’humanitaire ce « qui vise au bien de l’humanité ». Le terme était aussi utilisé de manière péjorative, pour se gausser des utopistes et des doux rêveurs. Marx et Engels brocardaient les « humanitaires  » et autres « philanthropes  ». C’est à la fin du 19e siècle que le mot prend sa signification moderne : l’aide humanitaire désigne une assistance à des personnes dans le besoin pour la simple raison de leur appartenance commune à l’humanité. La création du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et l’adoption de la première Convention de Genève en 1864 constituent une étape importante. Elles marquent le début de ce qu’on appelle aujourd’hui le « droit international humanitaire » (DIH), c’est-à-dire le droit international en temps de guerre. Ces traités internationaux énoncent des règles pour le traitement des personnes qui se trouvent aux mains de la partie adverse : les civils, mais aussi les soldats blessés et les prisonniers de guerre. Elles donnent un statut juridique spécifique aux organisations de secours. Les États signataires des Conventions de Genève successives (1864, 1906, 1929, 1949) s’engagent à respecter les organisations de secours –un emblème comme la croix rouge sur fond blanc permettre de les identifier.

Mais le mot humanitaire n’est pas, à l’époque, utilisé pour désigner des « crises  » ou des contextes régionaux. Il désigne des organisations, des actions spécifiques. Des distributions de secours sont organisées en 1914-1918 et en 1939-1945, mais le vocabulaire de l’humanitaire n’est pas celui qui est utilisé pour qualifier ces conflits. On parle de guerre, de massacres, de génocide. Le terme « humanitaire  » est également utilisé durant la Guerrre Froide –au Biafra (1967-1970), au Cambodge (1971) ou en Éthiopie (1984–1985). Mais il est encore très rare que l’on parle de « crise humanitaire » ou de « besoins humanitaires » – le prisme dominant à l’époque est celui de l’affrontement idéologique.

Le vocabulaire de l’humanitaire s’impose dans les années 1990. Le génocide au Rwanda constitue un tournant. Refusant d’intervenir militairement pour arrêter les massacres, le Conseil de Sécurité des Nations unies refuse alors de parler de « génocide  » et avance dans sa résolution de juin 1994 le terme vague de «  crise humanitaire particulièrement grave ». Pressées de masquer leur incapacité à stopper les massacres, les puissances occidentales surinvestissent alors le champ de l’humanitaire : des camps de réfugiés immenses sont construits dans les pays limitrophes du Rwanda, à grands renforts financiers et logistiques. Se met alors en place tout le vocabulaire de la « catastrophe humanitaire » qui va bientôt désigner indistinctement des guerres, des massacres, des tremblements de terre, des tsunamis ou des inondations. Cette terminologie est accompagnée d’images (tentes aux logos du HCR, kits médicaux, jeeps, convois…) et des chiffres (statistiques de réfugiés, de « déplacés internes », indicateurs…), auxquels s’habituent peu à peu les audiences occidentales. On crée des ministères de l’humanitaire, des administrations ad-hoc et des organisations non gouvernementales. La croissance rapide du nombre d’organisations de secours et le travail de mobilisation médiatique banalisent l’usage du vocabulaire humanitaire.

Pourtant, qualifier une situation d’« humanitaire  » a toujours des effets politiques. Le terme est parfois utilisé –comme au Rwanda– pour éviter d’avoir à intervenir. Parfois, il sert au contraire à justifier une intervention militaire –comme dans le cas de la « Responsabilité de protéger  » invoquée par la France pour justifier les bombardements en Libye en 2011. D’autres fois, le terme « humanitaire  » sert à escamoter le caractère politique d’une crise –comme lorsque l’on parle de « crise humanitaire  » en Méditerranée pour ne pas parler des politiques de fermeture des frontières et de rejet des réfugiés. À Gaza également, le terme euphémise la réalité de la guerre. Laissons donc ce mot aux organisations de secours qui doivent s’assurer de l’impartialité de l’assistance qu’elles délivrent, ainsi qu’aux services sanitaires. Pour les autres, observateurs, journalistes, responsables politiques, le vocabulaire de l’humanitaire rend trop mal compte des souffrances et de leurs causes. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde  », aurait écrit Camus en 1944. Le monde se trouvait alors au milieu d’une guerre que personne ne qualifiait de "crise humanitaire".

Source  : https://blogs.mediapart.fr/joel-gla...
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Joël Glasman est professeur d’histoire à l’Université de Bayreuth. Dernière Publication : Petit manuel d’autodéfense à l’usage des volontaires. Les humanités humanitaires. Les Belles Lettres 2023.