Comment les États-Unis ont alimenté la guerre d’Israël contre les Palestiniens

samedi 9 décembre 2023

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POSTED ON DÉCEMBRE 6, 2023 | RASHID KHALIDI | LOS ANGELES TIMES | TRADUCTION J.CH. POUR L’AURDIP

Les chiffres biaisés de ceux qui sont morts jusqu’ici dans et autour de la Bande de Gaza – environ 1.200 Israéliens et 15.000 Palestiniens – dans la dernière phase d’un conflit plus que centenaire mettent en évidence l’énorme disparité entre ces deux côtés.

Ces chiffres sont caractéristiques des guerres coloniales, l’un des nombreux aspects souvent occultés par les médias, comme le sont la nature et les origines de cette guerre. Il ne s’agit pas d’une simple lutte entre deux peuples souverains, tels que la France et l’Allemagne. Non, c’est la dernière guerre coloniale de l’époque moderne, menée pour établir l’hégémonie et les droits absolus d’un peuple sur un autre, comme exprimé dans la loi de 2018 « État Nation du Peuple Juif » qui stipule que le droit à l’autodétermination en Palestine « n’est réservé qu’au Peuple juif ».

En dépit de la connexion incontestable du Judaïsme et du peuple juif à la Terre Sainte, pour les Palestiniens il s’agit d’une lutte anticoloniale. Israël a été créé en tant que projet colonial de peuplement européen – ce qu’aucun de ses premiers dirigeants n’a nié – avec l’aide indispensable de l’impérialisme britannique.

Malgré le tissu de mythes créés pour dissimuler ces faits, ils sont vitaux pour comprendre que les Palestiniens auraient résisté à n’importe quel groupe qui aurait essayé de leur arracher leur terre, quelle que soit sa religion ou sa nationalité. Que ce groupe se soit trouvé être des Juifs avec un projet national, une profonde connexion à la même terre et une histoire de persécution et de dépossession ailleurs, culminant dans l’Holocauste, donnait à cette guerre son caractère particulièrement désespéré. Mais dans un certain sens, le schéma du conflit qui s’est déroulé au cours du siècle dernier est familier.

Quels qu’aient été les colons et d’où qu’ils soient venus, et quelles qu’aient été leurs connexions à cette terre, la résistance face à eux aurait été fondamentalement la même que celle des Irlandais, des Algériens, des Amérindiens, des Zoulous ou des Libyens face aux intrus désireux de les expulser et de prendre leur terre. Vladimir Jabotinsky, fondateur du Sionisme Révisionniste qui a produit le parti du Likoud, a carrément déclaré : « Toute population autochtone dans le monde résiste aux colonisateurs. » Et, comme l’a fait remarquer Edward Saïd, ce fut le malheur singulier des Palestiniens d’être les victimes de victimes.

Ce processus de colonialisme de peuplement a provoqué la dépossession d’une grande partie de la population autochtone de Palestine et le vol de leurs terres et de leurs biens. Cela s’est conclu par l’expulsion de 750.000 Palestiniens au cours de la création d’Israël en 1948 (plus de 55 % de la population arabe de Palestine à l’époque), et de plus de 250.000 en 1967, avec pour aucun d’entre eux le droit au retour. Ce nettoyage ethnique progressif a été essentiel pour transformer un pays à majorité arabe en un État à majorité juive. Ce n’aurait pu se réaliser d’aucune autre manière, puisqu’il s’est avéré impossible de « pousser » les Palestiniens « discrètement » hors du pays, désir que Théodore Hertzl avait confié à son journal. Au cours des 56 dernières années, ces mêmes pratiques de colonisation et de dépossession se sont poursuivies inexorablement en Cisjordanie occupée, à Jérusalem Est et dans les Hauteurs du Golan.

Les États-Unis ont considéré l’occupation militaire de ces territoires et leur annexion et leur absorption progressives dans Israël avec une indifférence calculée depuis plus d’un demi-siècle. C’est en contradiction flagrante avec sa réponse musclée à l’occupation russe d’une partie de l’Ukraine pendant une période bien plus courte. Il est difficile d’accorder du crédit aux affirmations américaines de soutien à l’autodétermination et à la liberté en Ukraine tout en fournissant des décennies de soutien vital à Israël pour son occupation des territoires arabes. En réalité, la reconnaissance par l’administration Trump des annexions israéliennes illégales de Jérusalem Est et des Hauteurs du Golan n’a pas été inversée par l’administration Biden.

Bien que les États-Unis aient fortement soutenu Israël dans chacune des ses guerres depuis 1948 (à l’exception de la guerre de Suez en 1956), son soutien à la guerre totale sur Gaza est sans précédent à plusieurs titres.

L’un est le rejet absolu d’un cessez-le-feu par le Président Biden – ces mots sont devenus tabou dans son administration – et son soutien sans faille au but de la guerre israélienne de « destruction du Hamas », qui sera apparemment atteint avec le massacre de milliers de civils et la dévastation de la Bande de Gaza tout entière, où vivent 2.3 millions de personnes. Dans un article d’opinion du Washington Post, Biden a soutenu ce but, disant qu’ « Israël doit se défendre, que c’est son droit », tout en prétendant soutenir une solution à deux États. Il a conclu ce long article sans jamais mentionner deux des principaux obstacles à cette solution : l’occupation et les colonies israéliennes, obstacles que les États-Unis ont assidûment aidé à maintenir pendant des décennies avec un flot d’armes et une avalanche de veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Un autre est l’engagement de Biden à fournir d’importants moyens navals, aériens et terrestres à la région, vraisemblablement pour prévenir un élargissement du conflit. Ceci a été couplé avec la livraison à l’armée israélienne de 2.000 missiles Hellfire à guidage laser et 36.000 cartouches de canons de 30 millimètres pour les hélicoptères de combat Apache, ainsi que 1.800 roquettes M141 tirées à l’épaule pour détruire des bunkers (1.200 de plus sont en commande), avec 57.000 obus d’artillerie 155 millimètres en commande.

L’administration Biden demande au Congrès d’accorder 14.3 milliards de dollars d’aide supplémentaire, y compris d’aide militaire (en plus des 3.8 milliards de dollars annuels de subvention militaire), pour couvrir ces achats et d’autres, tout en demandant que l’on renonce aux restrictions juridiques à l’utilisation de ces armes et munitions. Beaucoup, sinon la plupart des civils de Gaza qui ont péri jusqu’ici sont morts sous une pluie de bombes, d’obus d’artillerie, de roquettes et de missiles fournis par les Américains. Depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de Palestiniens et en a davantage fait partir de leur maison qu’au cours de la Nakba de 1948 où sont morts 13.000 Palestiniens, d’après l’historien palestinien Aref al-Aref.

Pourtant, un autre élément sans précédent est passé sous le radar des médias. C’est le soutien des États-Unis au début de la guerre actuelle à la poussée par Israël de tout ou partie de la population de la Bande Gaza en Égypte. Ce soutien n’a jamais été avoué, mais a été révélé par le rejet catégorique de cette proposition par l’Égypte et la Jordanie, et par la demande de financement de la Maison Blanche au Congrès le 20 octobre pour aider l’Ukraine et Israël. Cette demande comprenait le financement de « l’Aide à la Migration et aux Réfugiés » pour « les besoins potentiels des Gazaouis fuyant vers les pays voisins », pour « le déplacement à travers le[s] frontière[s] » et pour « les besoins de programmation hors de Gaza ». Sans surprise, les dirigeants égyptiens et jordaniens ont dénoncé furieusement et publiquement cette idée, qui depuis, a été désavouée par l’administration. Biden s’est répétitivement hâté d’affirmer aux dirigeants égyptien et jordanien que les États-Unis ne soutiendraient pas l’expulsion de Palestiniens dans le territoire de l’un ou l’autre pays.

Ce honteux épisode n’est que le signe le plus récent que Biden ne voit pas vraiment les Palestiniens comme les égaux des Israéliens, ni ne considère leur souffrance de la même manière qu’il voit celle des Israéliens. Et lui et d’autres membres plus anciens de la gouvernance politique américaine appartenant aux deux partis politiques demeurent enfermés dans des narratifs élaborés il y a plusieurs décennies, et résistent avec ténacité aux perspectives plus récentes de fonctionnaires du gouvernement et d’assistants parlementaires. Ce fut une calamité pour les Palestiniens, spécialement ceux de la Bande de Gaza, qui ont payé cher l’unilatéralisme aveugle de Biden et de sa génération.

Un récent sondage de NBC a révélé que 70 % des votants dans la tranche des 18-34 ans désapprouvent le traitement de la guerre sur Gaza par Biden. Ce serait d’une amère ironie si cette marginalisation et les niveaux similaires de désenchantement parmi les Arabes, les Musulmans et autres électeurs issus de minorités faisaient perdre à Biden en 2024 des États en ballottage tels que le Michigan, permettant l’élection d’un président Républicain, susceptible d’être encore plus anti-palestinien.

Source  : AURDIP - Rashid Khalidi est l’auteur, très récemment, de « The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler-Colonialism and Resistance, 1917-2027 » (Les cent ans de guerre en Palestine : une histoire de colonialisme de peuplement et de résistance, 1917-2027) et est professeur d’études d’Arabe moderne à l’Université Columbia.