Israël : « Maintenant, on peut parler d’apartheid sans se faire tabasser »

lundi 14 août 2023

Israël : « Maintenant, on peut parler d’apartheid sans se faire tabasser »
Si le principal slogan des manifestants opposés à la réforme judiciaire de Netanyahou reste la « démocratie », la question de l’occupation et de la colonisation entre lentement dans le débat public.

JPEG - 187.3 ko Le 29 juillet à Tel-Aviv. Des milliers de personnes ont manifesté, scandant : « Nous venons de commencer.  »Y. palti/anadolu agency/afp -Anadolu Agency via AFP

Colonie de Kedumim (Cisjordanie occupée), Tel-Aviv (Israël), envoyé spécial.

Habitués à faire la loi dans le secteur, sûrs de leur mission divine, les colons de Kedumim n’en reviennent pas. Ils regardent sans trop y croire les deux bus s’arrêter devant l’entrée de la colonie et en descendre une centaine de personnes. Non pas des touristes mais des militants de l’organisation Standing together (Debout ensemble), qui ont voulu manifester sur place leur opposition à l’occupation. Des colons étonnés mais pas surpris.

L’information a circulé sur les réseaux sociaux et le comité d’accueil est prêt, bien décidé à empêcher le groupe de se déplacer. Il serait certainement arrivés à ses fins, sans la présence d’une dizaine de policiers. Kedumim est tout un symbole. Cette colonie a été construite sur les terres de trois villages palestiniens, au milieu des années 1970, en plein cœur de la Cisjordanie, non loin de Naplouse, la grande cité palestinienne du Nord. Mais surtout, c’est ici que vit le ministre des Finances d’Israël, par ailleurs en charge de l’administration civile dans les territoires occupés, Bezalel Smotrich. Un suprémaciste juif qui, en mars, depuis Paris, avait déclaré : « Les Palestiniens n’existent pas parce que le peuple palestinien n’existe pas. »

En 2017, Smotrich prévenait que « les Palestiniens devraient soit demeurer chez eux sans droit de vote, soit partir avec une aide financière, soit combattre et être tués »
Un membre très influent du gouvernement Netanyahou. « En 2017, alors qu’il était député, Smotrich avait annoncé la couleur avec son plan de ségrégation : annexion de tous les territoires palestiniens avec une officialisation de l’apartheid déjà existant », relève pour l’Humanité Ofer Cassif, député communiste israélien. « Il prévenait que les Palestiniens devraient soit demeurer chez eux sans droit de vote, soit partir avec une aide financière, soit combattre et être tués. » Et le parlementaire d’ajouter : « Aujourd’hui, il est ministre... » Mais, pour que son plan soit appliqué, Smotrich a besoin d’avoir les coudées (judiciaires) franches.

Peu impressionnés par les cris des colons, l’attitude des enfants leur faisant des doigts d’honneur ou des femmes cherchant la provocation, les militants déploient leur banderole et brandissent leurs panneaux. « On ne tuera pas et on ne mourra pas pour les colonies », chantent-ils alors que d’autres lancent : « Non à un gouvernement de pogrom », une allusion à l’attaque perpétrée par des dizaines de colons dans la petite ville de Huwara, au sud de Naplouse, en février, faisant un mort et des dizaines de blessés.

Alors que le cortège parvient à progresser, les résidents changent d’attitude et viennent leur proposer gâteaux et bouteilles d’eau, ce que tout le monde refuse. L’un des colons qui tend des bonbons a même un revolver à la ceinture en guise d’hospitalité. Ceux plus lourdement armés se sont éclipsés. Le jeu du bon flic et du mauvais flic, en quelque sorte.

Peu importe, le but est atteint, selon Uri Weltmann, l’un des animateurs de Standing together. « Notre message était : ” Nous arrivons à la source de la réforme judiciaire – la direction des colons” », se réjouit-il alors. Tout le monde remonte à bord des bus, les colons viennent taper sur les portes. Les militants, eux, sont bien décidés à recommencer dans les semaines qui viennent. Les colonies ne manquent pas en Cisjordanie…

Jusqu’à présent, seule la défense de la « démocratie libérale » était mise en avant

Avocat israélien fermement engagé dans la dénonciation de l’occupation, Michael Sfard note que Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ministre d’extrême droite de la Sécurité, représentent la nouvelle génération de colons. « Ils veulent tout, tout de suite. Mais le système judiciaire israélien, même s’il est collaborateur de l’entreprise coloniale, fournit des possibilités de ralentir le processus de saisie de terres et de construction de colonies. Or, l’intérêt des colons dans cette révolution judiciaire est justement de s ’assurer que les tribunaux et les conseillers légaux ne ralentissent pas le processus de confiscation des terres palestiniennes. »

Il touche ainsi du doigt une question qui ne cesse de monter au sein de la société, singulièrement parmi ceux qui manifestent contre la réforme judiciaire voulue par le gouvernement. Jusqu’à présent, seule la défense de la « démocratie libérale » était mise en avant.

Les militants du bloc anti-occupation, présents dans les rassemblements, étaient au mieux tolérés, souvent conspués avec leurs panneaux « Pas de démocratie avec l’occupation ». Ce n’est plus totalement le cas, même si le débat reste difficile. L’entretien entamé avec des vétérans de la guerre d’octobre 1973 (guerre du Kippour) pour les besoins de cet article a tourné court lorsque a été abordée la question des droits des Palestiniens et de l’occupation.

« La question de l’occupation progresse dans le débat public », témoigne Edouard Jurkevitch, universitaire de 62 ans qui a participé à la manifestation au sein de la colonie de Kedumim. « Je ne sais pas si les gens se rendent compte que les colonies sont la cause principale du problème, mais en tout cas, maintenant ils sont prêts à l’entendre. » Il a cette phrase lourde de sens : « Aujourd’hui, on peut même parler de l’apartheid sans se faire tabasser. »

Niv, pas encore 30 ans, voit aussi « un changement dans l’attitude des gens, mais c’est lent. Nous sommes là tous les samedis, y compris avec des photos de Palestiniens tués, et les manifestants constatent que la police est de plus en plus violente au fur et à mesure des semaines. Tout ça ouvre les yeux aux gens ».

Certaines déclarations, passées inaperçues, reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène politique. Ainsi, le ministre de la Justice, Yariv Levin, à la veille du vote devant la Knesset, défendait la loi qui empêche les tribunaux d’examiner le critère du « caractère raisonnable » des décisions gouvernementales et ministérielles. Et pour cela, il a donné cinq exemples qui, tous, concernaient les territoires palestiniens, les Palestiniens ou les activités d’Israéliens contre l’occupation !

Ces trente semaines de manifestations ne laissent pas la société indemne
Yehuda Shaul dirige Ofek, le Centre israélien pour les affaires publiques. Il avait auparavant créé Breaking the Silence, regroupant les vétérans de l’armée engagés contre l’occupation. Il remarque qu’il y a deux semaines, « il y a eu une manifestation pro-gouvernementale à Tel-Aviv en faveur de la réforme judiciaire. On a vu que la majorité des bus qui amenaient les manifestants provenaient des colonies. Cela n’a pas échappé aux Israéliens. Je pense qu’on est à un moment où un grand nombre de manifestants comprennent que l’une des forces les plus importantes derrière le projet gouvernemental, ce sont les colons ».

Il ne se fait néanmoins pas trop d’illusions. Il voit là une opportunité « pour ceux qui veulent l’égalité et la démocratie pour tous ». Shira, 20 ans, journaliste en formation, veut pourtant y croire : « Depuis les événements de Huwara, les gens comprennent que la violence de notre société est simplement le reflet de ce qui se passe dans les territoires occupés. »

La partie n’est pas gagnée pour autant. Comme le fait remarquer Alon-Lee Green, de Standing Together, ceux qui dirigent les manifestations sont issus des milieux patronaux, du high-tech ou d’anciens officiers de haut rang. Dirigeant du Mouvement pour un gouvernement de qualité, l’avocat Eliad Shagra s’est exprimé samedi soir, dans la ville de Netanya. « Nous croyons au système judiciaire, nous croyons au procureur général, nous croyons aux juges de la Cour suprême, nous croyons à la justice, à l’honnêteté et à la vérité. En fin de compte, l’amour mais aussi la justice gagneront, parce que nous sommes une démocratie », a-t-il déclaré, non sans accents nostalgiques. Mais il n’a pas eu un mot sur la colonisation et l’occupation ou sur les buts du gouvernement.

Pour Michael Sfard, « si on ne s’occupe pas de l’occupation et qu’on ne lutte pas pour l’arrêter, Israël ne sera jamais une démocratie. Il n’y a pas de démocratie qui contrôle des millions de personnes pendant des générations sans droits civils et politiques, ni représentation au gouvernement. Je n’appelle pas Israël une démocratie, même avant la réforme judiciaire. Et je pense que, sans s’occuper de cette question, on ne deviendra jamais une démocratie ».

Ces trente semaines de manifestations ne laissent pas la société indemne, mettant en avant ses contradictions. « Les forces de la société qui ont été libérées sont gigantesques », se réjouit Yehuda Shaul. Mais Ofer Cassif met en garde : « Le changement du système judiciaire vise à institutionnaliser la suprématie raciste juive dans tout le territoire compris entre la Méditerranée et le Jourdain. »

En Cisjordanie occupée, les colons se déchaînent
La violence des colons israéliens n’a plus de limites. Samedi, plusieurs d’entre eux, les visages masqués, sans doute venus de la colonie de Yitzhar, construite près du village palestinien de Burin, au sud de Naplouse, ont été filmés alors qu’ils mettaient le feu à des champs agricoles. Des images publiées par l’agence de presse palestinienne Shehab et qui ont fait le tour des réseaux sociaux. En juin, des colons, toujours de Yitzhar, avaient incendié une école dans le village palestinien d’Urif. Des pillages ont eu lieu dans les localités palestiniennes de Jalud et Karyut. En juillet, d’autres colons, escortés par des soldats de l’armée israélienne, ont fait irruption dans des maisons palestiniennes des villages de Tuba et d’El-Abid, dans les collines du sud d’Hébron. Des vidéos montrent l’un des colons armés, se tenant devant l’entrée d’une maison alors que d’autres vident des placards. Au début du mois, quatre Palestiniens ont été blessés dans une attaque similaire dans le village de Thulth.

Publié leLundi 31 juillet 2023
Pierre Barbancey - l’humanité