Israël-Palestine, le 7 octobre et après (1) : un cadrage médiatique verrouillé
Cet article est le premier volet d’une analyse qui tente de revenir, quatre mois après le début de la séquence ouverte suite aux attaques meurtrières du Hamas le 7 octobre 2023, sur les grands traits et les principaux biais du traitement médiatique de cette nouvelle étape du conflit opposant Israël aux Palestiniens.
Nous n’avons évidemment aucune prétention à l’exhaustivité, tant le volume de matériau est énorme, la question ayant fait la Une durant plusieurs semaines. Il s’agit plutôt, sans négliger le fait que nombre de journalistes ont tenté de donner à lire, voir et entendre autre chose, d’analyser le « bruit médiatique » dominant, entendu comme la somme des effets de cadrage, de (dé)légitimation et d’imposition de problématiques à l’œuvre dans les grands médias. Un bruit médiatique qui n’empêche pas, à la marge, d’autres sons de cloche de se faire entendre, mais qui est suffisamment puissant pour les atténuer considérablement, voire les rendre inaudibles. Nous revenons dans ce premier article sur les cadres qui se sont imposés, au sein des médias dominants, dans l’immédiat après-7 octobre et qui, même s’ils ont parfois été en partie questionnés, ont continué, et continuent encore, de surdéterminer le traitement médiatique d’une séquence particulièrement tragique et, à ce jour, toujours en cours.
S’interroger sur les grandes caractéristiques et dynamiques du traitement médiatique de la nouvelle séquence du conflit opposant l’État d’Israël aux Palestiniens signifie questionner, en premier lieu, ce qui est apparu, à partir du 7 octobre, comme le périmètre « légitime » du débat public ou, pour reprendre une formule chère à Alain Minc, le « cercle de la raison » – ou « cercle du réel et du possible ».
Autrement dit : les premiers et les principaux des biais que nous allons étudier ne concernent pas tant le contenu que le contenant et, avant d’envisager une étude critique de l’évolution de la couverture médiatique des événements eux-mêmes, ce qui fera l’objet d’un prochain article, il nous semble essentiel de poser la question du cadre global de cette couverture et des limitations/délimitations qui ont été posées d’emblée ou dans les premiers jours qui ont suivi le 7 octobre 2023.
N’en déplaise à Alain Minc et à ses héritiers, l’existence de ce « cercle de la raison » n’est en effet pas un donné mais un construit, et il est évident que, dans le débat public, par des effets de cadrage et de légitimation/délégitimation, les « grands médias, jouent un rôle central dans la construction de ce cercle : ce qui peut et ne peut pas être dit, ce qui doit et ne doit pas être dit, ce qui est contestable et ce qui ne l’est pas, etc. Il ne s’agit pas de dire ici que le discours médiatique sur Israël et les Palestiniens serait uniforme, mais d’avancer l’hypothèse selon laquelle, sur cette question comme sur bien d’autres, les grands médias produisent de lourds effets de cadrage et délimitent le périmètre du débat légitime. Pour reprendre les termes du grand Alain Minc lui-même : « C’est à l’intérieur de ce cercle du réel et du possible qu’un vrai débat démocratique doit s’instaurer. » [1]
Prologue : « On avait oublié »
Nous avons déjà eu l’occasion de le signaler dans plusieurs de nos précédents articles consacrés au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens : l’un des biais majeurs et récurrents du traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens est le « présentisme » des médias, autrement dit leur propension à déshistoriciser chaque nouvelle séquence/étape de ce conflit en la traitant comme si elle ne s’inscrivait pas à la fois dans une histoire longue et dans un contexte spécifique. En l’espèce, les attaques meurtrières perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 sont apparues – et ont dans la plupart des cas été traitées – comme un violent coup de tonnerre dans un ciel plus ou moins serein. Dans les termes de Laurent Delahousse lors du 20h de France 2 le soir du 7 octobre : « C’est une zone du monde dont on avait trop vite oublié le caractère explosif. » (sic)
« Oublié »… et contribué à faire oublier. Un phénomène qui n’est pas dû à une amélioration au long cours de la situation sur le terrain mais bien à un sous-traitement chronique de l’actualité de cette région du monde, reléguée à l’arrière-plan de l’agenda médiatique. Le désintérêt des grands médias, notamment audiovisuels, pour le conflit opposant Israël aux Palestiniens est en effet un phénomène structurel, comme l’a par exemple montré une enquête approfondie de la Revue des médias de l’INA publiée le 25 octobre 2023, avec ce titre éloquent : « Avant l’attaque du Hamas, le conflit israélo-palestinien avait presque disparu des JT ».
Cette enquête, appuyée sur une « plongée statistique dans les quelque 13 000 reportages, brèves ou sujets de plateaux diffusés dans les JT du soir entre 1995 et juin 2023 », confirme ce que nous avions déjà pu pointer à plusieurs reprises : Israël et les Palestiniens font (de plus en plus) rarement « l’actualité », à l’exception des moments de confrontation militaire d’une ampleur « inhabituelle ».
Nos propres observations sur le 20h de France 2, déjà évoquées dans un précédent article, sont à ce titre révélatrices : « Une recherche effectuée sur le catalogue de l’INA entre le 1er janvier et le 1er octobre 2023 montre que le "20h" de France 2 n’a consacré que 10 sujets au conflit [2]. Sur ces 10 mois, le temps de parole de Palestiniens fut de 33 secondes. Un seul sujet en dix mois a fait état des exactions des colons (pourtant en hausse spectaculaire) dans les territoires palestiniens occupés. Nulle part ne fut mentionné le bilan particulièrement meurtrier des neuf premiers mois de l’année 2023. Et alors que la moitié des sujets ont eu pour point de départ des attentats contre des Israéliens de la part de Palestiniens, les bombardements sur Gaza menés en mai dernier par l’armée israélienne n’ont été traités qu’à travers deux brèves : 17 secondes le 9 mai et 20 secondes deux jours plus tard. »
Autre confirmation avec une étude que nous avons réalisée sur les publications des comptes X (ex-Twitter) de divers grands médias (chaînes d’information et presse écrite [3]) du 1er janvier au 6 octobre 2023, qui donne elle aussi à voir ce phénomène de sous-médiatisation. Ainsi, sur la période étudiée (9 mois), le nombre de publications mentionnant Gaza est le suivant [4] : 11 sur France Info (dernière publication le 14 mai), 9 sur BFM-TV (dernière publication le 23 septembre, à propos de tombes romaines découvertes à Gaza, publication précédente le 2 mai), 4 sur LCI (9 mai) et 1 sur CNews (16 janv.) ; du côté de la presse écrite, on compte 18 publications pour Le Monde (dernière publication le 1er octobre), 11 pour Libération (dernière publication le 17 juillet, à propos d’un artiste gazaoui exposé à Paris, publication précédente le 13 mai), 8 pour Le Parisien (14 mai) et 4 pour Le Figaro (2 juil.). Des chiffres bruts qui doivent être complétés d’un constat qualitatif : pour les médias qui comptent le plus grand nombre de publications, il s’agit pour l’essentiel de dépêches mises en ligne lors de certains épisodes de tension militaire entre Israël et des groupes armés palestiniens, notamment durant une séquence de confrontation avec le Jihad islamique à Gaza pendant une semaine en mai 2023 (10 sur 18 pour Le Monde, 7 sur 11 pour Libération, 7 sur 11 pour France Info, etc.). Les multiples alertes de la société civile palestinienne, des ONG internationales ou des structures de l’ONU quant à la dégradation continue de la situation dans la bande de Gaza (chômage, pauvreté, santé mentale…) en raison de la persistance du blocus israélien n’ont quant à elles reçu aucun écho.
La sous-médiatisation se double ainsi d’une « mal-médiatisation », qui produit une vision particulièrement déformée, à défaut d’être informée, du conflit opposant Israël aux Palestiniens, donnant à voir, lire et entendre des séquences de « violences » ponctuelles qui ne semblent guère reliées entre elles et, sauf rares exceptions, sans logique et sans explication de fond. Une expression du « syndrome de Tom et Jerry » que nous avions identifié pour la première fois en… 2012 : « [Le spectateur] ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive. […] Il devra se contenter d’une couverture médiatique qui se focalise sur la succession des événements, sans s’interroger sur les causes profondes ou sur les dynamiques à long ou moyen terme. » Non, non, rien n’a changé…
Présentisme et déshistoricisation (1) : « Tout a commencé le 7 octobre »
C’est ainsi que le bruit médiatique est celui d’une succession de (longues) séquences de silence et donc, implicitement, de « calme », entrecoupées de séquences de « violences », sans que soit, à de très rares exceptions près, interrogé cet évident paradoxe : pourquoi des « violences » surgissent-elles dans une situation pourtant « calme » ? Le tout au prix de la banalisation/normalisation du phénomène qui est pourtant à la source de chacune des séquences « violentes » : l’occupation militaire prolongée de Jérusalem, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza [5], l’extension de l’emprise coloniale d’Israël avec le blocus de Gaza, le régime d’apartheid [6] et la colonisation, le déni des droits nationaux et démocratiques des Palestiniens, pourtant consacrés par le droit international et régulièrement rappelés par les Nations unies.
Nulle surprise, dès lors, à ce que le 7 octobre et les jours qui ont suivi aient été l’occasion d’une éclatante démonstration du présentisme des grands médias et de ses dégâts, avec notamment la quasi impossibilité de faire entendre l’idée, pourtant simple, que les attaques du Hamas, s’il n’était pas question les justifier, survenaient dans un contexte, quand bien même celui-ci n’aurait pas fait l’objet, les mois précédents, d’un réel traitement médiatique. Un contexte dont le rappel n’avait pas vocation à « excuser » mais à essayer de permettre de situer, de comprendre et, pourquoi pas, de penser. Ce qui fut, à de très rares exceptions près, impossible le 7 octobre et dans les jours qui ont suivi ; un phénomène non seulement critiquable en soi mais qui, de surcroît, a largement contribué à « cadrer » la séquence et à y laisser des traces plusieurs semaines et même plusieurs mois plus tard.
L’idée que les massacres du 7 octobre furent un événement sans cause et sans explication s’est ainsi imposée, de même que l’idée selon laquelle le 7 octobre fut le début d’une « guerre » initiée par le Hamas : « La guerre entre Israël et le Hamas dure depuis bientôt trois mois. Tout a commencé le 7 octobre, par une attaque du Hamas sur Israël », apprenait-on ainsi le 2 janvier 2024 sur le site et dans un podcast de France Info ; « Venons-en maintenant au Proche-Orient, 100 jours hier que la guerre a commencé entre Israël et le Hamas après les attaques terroristes du 7 octobre », déclarait Nicolas Demorand, le 15 janvier, lors d’une interview de Dominique de Villepin dans la matinale de France Inter ; le 15 janvier toujours, dans un article publié sur le site du Monde, « l’assaut d’une violence inouïe mené par les hommes du Hamas, venant de Gaza [le 7 octobre 2023] » était qualifié « [d’]acte inaugural de la guerre » ; « La guerre a été déclenchée par l’attaque sans précédent du Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre, qui a entraîné la mort de 1140 personnes, en majorité des civils », pouvait-on encore lire sur le compte X de l’AFP le 21 janvier [7] ; autre exemple enfin sur le site de Ouest-France, où l’on a pu découvrir le 7 janvier une publication intitulée « La guerre entre Israël et le Hamas dure depuis trois mois, voici les dix dates clés du conflit », la première des « dates clés » étant… le 7 octobre 2023, « date de l’attaque sanglante du groupe islamiste palestinien » et début d’un « conflit qui oppose le Hamas à Israël ». Avant le 7 octobre, pas de « conflit » donc… [8]
Ce présentisme explique la facilité déconcertante avec laquelle certains présentateurs et/ou éditorialistes ont pu, dans les jours suivant l’opération sanglante du Hamas et alors qu’Israël bombardait Gaza sans relâche, accorder au seul État d’Israël le statut de victime. C’est ainsi, comme nous l’avions alors relevé, que le journaliste François Gapihan a pu déclarer, sur le plateau de son employeur BFM-TV le soir du 27 octobre 2023, alors que les bombardements redoublaient d’intensité, que les bilans faisaient état de plus de 7 000 morts à Gaza et que l’ONU appelait à un cessez-le-feu immédiat : « La Russie est l’agresseur dans le conflit en Ukraine. Israël actuellement est l’agressé depuis le 7 octobre. » [9] Et avant le 7 octobre ? Mystère…
Présentisme et déshistoricisation (2) : la « riposte » israélienne
Avec un tel cadrage, on ne s’étonne guère que la violente campagne militaire d’Israël contre Gaza ait été très largement présentée comme une « riposte », terme dont on rappellera la définition par le Larousse : « Action qui répond sur-le-champ et vivement à une attaque ».
Le narratif qui s’est imposé dès les premiers jours a donc été celui d’un État d’Israël qui « répond », en procédant à une « riposte », parfois à des « représailles », à une « contre-offensive » ou à une « réplique », ce qui a produit un effet de cadrage toujours à l’œuvre quatre mois plus tard. Les actions militaires d’Israël à Gaza, quelles qu’elles soient, continuent ainsi, aujourd’hui encore, d’être présentées comme participant d’une « riposte » : exemple – parmi bien d’autres – lors du journal de 8h30 de la matinale de France Info TV le 9 février où l’on a pu entendre « [qu’] Israël intensifie ses frappes sur Rafah en riposte aux attentats du Hamas le 7 octobre dernier ».
Un phénomène qui participe, en premier lieu, du présentisme et de la déshistoricisation : puisque « tout a commencé le 7 octobre », l’État d’Israël est – logiquement – la partie qui « réagit ». Ce champ lexical n’a nullement été utilisé pour l’opération menée par le Hamas, appréhendée comme un point de départ et non comme une nouvelle étape d’un long conflit. À l’échelle de ce dernier, cette action armée n’aurait-elle pourtant pas pu être présentée, sans que cela la justifie, comme une « riposte » ou des « représailles » face au blocus de Gaza, voire plus globalement face au colonialisme ? Mais encore eut-il fallu que les grands médias aient un suivi régulier et approfondi des dynamiques catastrophiques sur le terrain, afin de ne pas sembler découvrir le 7 octobre au matin que rien n’était réglé, bien au contraire, et que le « calme » qui régnait dans leurs colonnes et sur leurs plateaux n’avait pas grand-chose à voir avec la réalité…
Au-delà du seul présentisme, on comprend en outre, avec ce « contre-exemple », qu’un biais de légitimation implicite est ici à l’œuvre : en effet, même si cela n’est pas nécessairement intentionnel, le fait de qualifier de « riposte » l’opération militaire israélienne confère une légitimité de principe à cette dernière, avec un État d’Israël qui « répond » à une « attaque » et qui, de facto, se défend. Nul besoin de faire preuve d’une grande imagination pour deviner ce qui se serait produit si, sur un plateau de télévision, un invité avait eu l’étrange idée de qualifier les attaques du 7 octobre de « riposte palestinienne à la violence de l’occupation israélienne ». Il suffit de regarder ce qui est arrivé à celles et ceux qui ont simplement tenté d’évoquer un « contexte » pour comprendre que, dans bien des cas, le présentisme n’est pas seulement un problème de temporalité/causalité mais aussi de légitimité. [10]
Ainsi, si la « riposte » a pu être, les jours et les semaines passant et le bilan humain et matériel s’alourdissant chaque jour à Gaza, qualifiée de « disproportionnée », « excessive » ou « démesurée », elle n’en est pas moins demeurée une « riposte » militaire, dont le principe et la légitimité n’étaient pas contestables, le seul objet de discussion pouvant être ses modalités. Exemple typique avec l’émission « C ce soir » sur France 5 qui, après avoir posé, le 10 octobre 2023, la question « Israël : jusqu’où ira la riposte ? », poursuivait le 12 octobre avec un « Israël : entre riposte et vengeance ? ».
Même si le terme « vengeance » peut sembler plus négativement connoté, il n’en demeure pas moins que l’idée selon laquelle Israël « répond », « réagi » à une attaque et/ou à une menace est bien là, que l’on parle de « riposte » ou de « vengeance ».
Ce que confirme d’ailleurs le texte de présentation de l’émission du 12 octobre qui place les actions d’Israël au sein d’une vraie-fausse alternative : « Face à la barbarie, Israël est-il dans une logique de riposte légitime ou de vengeance aveugle ? ».
Chacun conviendra en effet qu’une discussion qui est « cadrée » par le fait, posé comme tel, qu’Israël agit « face à la barbarie », limite drastiquement les marges de manœuvre au sein d’un « cercle de la raison » duquel il est difficile, sinon impossible, de s’extraire : nul besoin d’être un grand observateur des médias pour connaître le sort qui est réservé à celles et ceux qui se retrouvent, non en raison de leurs idées et/ou de leurs propos mais bien du dispositif et du cadrage qui leur sont imposés, du mauvais côté de la frontière médiatique entre « civilisation » et « barbarie » (ou, variante, entre « démocratie » et « terrorisme »), a fortiori lorsqu’ils et elles sont confrontés à des éditorialistes, « experts » et autres philosophes de plateau.
Souvenons nous par exemple des grandes leçons admonestées par Raphaël Enthoven le 10 octobre 2023 sur Europe 1 : « Rien n’est plus monstrueux que de vouloir expliquer la barbarie et de se donner l’air en plus de mieux la comprendre en le faisant. »
Il s’agit là d’une deuxième composante essentielle du cadrage qui s’est imposé dans la foulée du 7 octobre et qui a surdéterminé la suite : le mantra des porte-parole de l’armée et du gouvernement israéliens selon lequel « Israël a le droit de se défendre », s’il n’a pas toujours été repris tel quel, a été largement diffusé et légitimé par le choix des termes, la forme de la mise en récit et les questions posées, qui ont installé l’idée qu’Israël était dans une situation de légitime défense, la discussion portant sur l’ampleur de la riposte – et son efficacité. Un biais majeur, qui a mis au centre les « droits » d’Israël sans évoquer les droits des Palestiniens (y compris et notamment le droit de se défendre face à une occupation militaire), contribuant non seulement à déshistoriciser le traitement médiatique de la séquence ouverte le 7 octobre mais aussi à graver dans le marbre la pratique des doubles standards (« deux poids, deux mesures ») et l’asymétrie notable entre, d’un côté, Israël comme sujet agissant et, de l’autre, les Palestiniens comme objets sans réelle agentivité. Nous y reviendrons dans notre prochain article.
Dépolitisation (1) : la « guerre Israël-Hamas »
Le corollaire du biais présentiste est le biais de la dépolitisation, qui s’est notamment exprimé dans la façon dont la séquence actuelle a été – et continue d’être – nommée. Près de quatre mois après le 7 octobre, on constate ainsi que le terme générique « Guerre Israël-Hamas » (et ses variantes [11]) est largement dominant, suivi de « Guerre Israël-Gaza ».
Rien d’étonnant, au regard du traitement médiatique post-7 octobre, à ce que la formule « Guerre Israël-Hamas » se soit imposée et demeure, tant elle concentre les raccourcis et les travers du journalisme dominant [12].
En premier lieu, elle trace (littéralement) un trait d’égalité entre les protagonistes, donnant à voir deux acteurs en « guerre » l’un contre l’autre, faisant ainsi abstraction du monumental déséquilibre des forces en présence et mettant en équivalence, d’une part, un État doté d’une (puissante) armée régulière et, d’autre part, un groupe politique et sa branche armée.
En deuxième lieu, en actant qu’Israël serait en guerre contre le Hamas, cette formule générique reprend à son compte, volontairement ou non, le narratif israélien selon lequel la vaste campagne militaire contre la bande de Gaza aurait pour objectif de neutraliser le Hamas, voire de le détruire, le reste n’étant que de regrettables dommages collatéraux.
Enfin, en troisième lieu, en réduisant la seconde partie prenante du conflit au seul Hamas, elle contribue à un phénomène d’invisibilisation géographique et politique, comme si la guerre d’Israël n’était pas menée contre l’ensemble des Palestiniens et de leurs organisations, où qu’ils et elles se situent.
En qualifiant très majoritairement la séquence en cours de « Guerre Israël-Hamas », et ce quand bien même des nuances pourraient être apportées dans certains articles ou reportages, les médias dominants ajoutent la dépolitisation à la déshistoricisation (les deux phénomènes étant liés), en extrayant artificiellement, par méconnaissance et/ou par commodité journalistique, l’actualité de ces quatre derniers mois de la longue histoire du conflit opposant Israël aux Palestiniens, et en l’amputant de plusieurs de ses dimensions essentielles. Comme si l’État d’Israël avait attendu le Hamas (fondé en 1987) pour lancer des opérations meurtrières d’ampleur contre les Palestiniens. Comme si, au cours des quatre derniers mois, les campagnes d’arrestations menées en Cisjordanie, à Jérusalem et en Israël n’avaient visé que le Hamas et non l’ensemble des militants – réels ou supposés – des organisations politiques et sociales palestiniennes. Comme si, malgré les évidences et les déclarations de certains dirigeants israéliens eux-mêmes, le seul objectif de « guerre » était la destruction du Hamas, et non de l’ensemble des infrastructures palestiniennes, voire de l’existence même d’une question nationale palestinienne.
Ce réductionnisme et cette dépolitisation sont rarement aussi absurdes que sur les « fils info », qui en viennent à regrouper, sans que cela fasse apparemment ciller, des articles dont la seule présence est une démonstration de l’inanité du terme générique « Guerre Israël-Hamas » :
Et puisque le ridicule, lui, ne tue pas :
En passant, hommage internationaliste à la RTBF (Belgique), qui a fait le choix – pas vraiment plus heureux – du terme générique « Guerre Israël-Gaza » :
Dépolitisation (2) : la Cisjordanie, cet « autre front »
Ce dernier titre, absurde, de la RTBF, nous amène à évoquer le cas de la Cisjordanie, qui a été – et demeure, dans une large mesure – un véritable angle mort du traitement médiatique de la séquence qui s’est ouverte le 7 octobre. Un angle mort qui est non seulement l’expression d’un sous-traitement des événements qui se sont déroulés – et se déroulent encore – dans les territoires palestiniens occupés « hors Gaza », mais qui participe en outre du second biais que nous venons d’évoquer, celui de la dépolitisation.
Le moins que l’on puisse dire est que pour la quasi-totalité des « grands médias », ce sous-traitement s’inscrit dans la continuité de ce qui se passait dans les mois qui ont précédé le 7 octobre. Ainsi, le relevé de tweets que nous avons réalisé concernant Gaza est tout aussi éloquent concernant la Cisjordanie [13]. Du 1er janvier au 6 octobre 2023, on en dénombre seulement 2 évoquant la Cisjordanie sur le compte de LCI, 2 sur le compte de CNews et 5 sur le compte de BFM-TV. France Info se distingue avec 39 tweets, soit un par semaine en moyenne. Concernant les journaux, 7 tweets sur le compte du Parisien, 11 sur le compte du Figaro, 23 sur le compte de Libération et 44 sur celui du Monde, soit un peu plus d’un par semaine. Sans surprise, pour les quelques médias qui ont un nombre plus élevé de tweets, il s’agit là encore très majoritairement d’informations ponctuelles concernant des séquences de tension militaire aiguë, notamment les violentes opérations israéliennes à Naplouse (mars 2023) et à Jénine (janvier, mars, juin-juillet 2023), les reportages « de fond », souvent de bonne facture, se comptant sur les doigts d’une main pour chacun de ces médias.
Et pourtant… Du 1er janvier au 1er octobre, 205 Palestiniens ont été tués dans ce territoire (en y incluant Jérusalem-Est), soit un record depuis le début des années 2000 ; sur la même période, le nombre de prisonniers palestiniens [14] a augmenté de 10% ; de janvier à août 2023, le gouvernement israélien a approuvé la construction de près de 13 000 unités de logement dans les colonies de Cisjordanie, un record absolu ; sur la même période, l’ONU [15] dénombrait en moyenne, chaque jour, trois attaques perpétrées par des colons, là encore un record (+50 % par rapport à 2022, +200 % par rapport à 2021) ; etc. [16] Le moins que l’on puisse dire est donc que l’année 2023 fut loin d’être, en Cisjordanie, une année « calme » entrecoupée de moments « violents ». Mais l’extension de l’emprise coloniale israélienne et ses conséquences ne sont, sauf rares exceptions, pas un sujet, et le bruit médiatique est non seulement d’une très faible intensité mais aussi d’une misère analytique confondante, la Cisjordanie étant, comme le reste des territoires palestiniens, victime du syndrome de Tom et Jerry [17].
Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il y ait eu un spectaculaire « retard à l’allumage » après le 7 octobre : tous les yeux étant braqués sur Gaza et la Cisjordanie étant déjà sous et mal-traitée, il a fallu attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour que la violente répression (131 Palestiniens tués en octobre, 124 en novembre), les rafles de l’armée israélienne (1 000 arrestations en Cisjordanie dans les deux semaines suivant le 7 octobre, soit plus de 70 par jour) et l’explosion des exactions commises par les colons fassent l’objet de publications et, plus rarement, de reportages. Au niveau des titres de presse écrite étudiés, les premiers articles traitant des multiples violences commises par les colons ont ainsi été mis en ligne, sauf erreur de notre part, aux dates suivantes : 20 octobre (Libération), 21 octobre (Le Monde), 22 octobre (Le Parisien), 28 octobre (Le Figaro) [18]. Et l’on peut noter au passage cette coquetterie de France Info, dont la première publication sur la Cisjordanie, le 10 octobre, si elle traite bien des colons, le fait sous un angle… original : « "Je suis encore pétrifiée" : la vie sous les roquettes à Beitar Illit, colonie israélienne en Cisjordanie ». No comment.
Comme l’a souligné Arrêt sur images (3 nov.), « la Cisjordanie, elle, reste accessible aux reporters, même occupée. Pourtant, peu de médias proposent un suivi approfondi de la situation sur ces territoires où vivent trois millions de Palestinien·nes. […] [De plus,] la presse s’est d’abord concentrée sur les manifestations de la population – parfois son soutien au Hamas – ou sur la visite d’Emmanuel Macron. Moins sur les violences subies. » Illustration – parmi bien d’autres – du phénomène : sur le compte X de BFM-TV, parmi les 28 tweets mentionnant la Cisjordanie postés dans les trois semaines suivant le 7 octobre, pas moins de 13 (46%) étaient relatifs au déplacement d’Emmanuel Macron à Ramallah (6 sur 15 pour LCI, 6 sur 17 pour France Info, 4 sur 6 pour CNews).
Autre constat, et pas des moindres, le cadrage « guerre Israël-Hamas » (ou « Israël-Gaza »), en remplaçant le cadrage « habituel » du « conflit israélo-palestinien » (également critiquable), a contribué non seulement à marginaliser médiatiquement la Cisjordanie mais aussi à la détacher symboliquement de la bande de Gaza, un phénomène participant d’une confusion manifeste entre réalité géographique et réalité nationale et politique. La Cisjordanie est ainsi devenue une « autre guerre », plus souvent un « autre front », parfois mis sur le même plan que… le Liban, voire la Syrie, comme dans le chapô de l’article « Guerre contre le Hamas : Israël face à la menace de la multiplication des fronts », publié le 12 octobre 2023 sur le site de France 24 – pourtant loin d’être la dernière de la classe : « Alors qu’Israël a encerclé Gaza avec un dispositif militaire massif, des incidents à ses frontières nord, avec le Liban et la Syrie, se sont multipliés depuis le début de l’offensive du Hamas sur son territoire. De plus, le risque d’un soulèvement en Cisjordanie contre les colonies n’est pas à exclure. France 24 a interrogé plusieurs experts sur les capacités de l’armée israélienne à répondre simultanément à des attaques multiples. » Une forme de cadrage auto-réalisateur : Israël est en guerre contre le Hamas, le Hamas ne contrôle pas la Cisjordanie, donc ce qui se produit en Cisjordanie est une « autre guerre » ou un « autre front », voire l’une des expressions d’un « embrasement régional ». La boucle est bouclée.
Quand le cercle de la raison se referme
S’il existe bel et bien une fragmentation politique et géographique de la société palestinienne, le rôle des médias n’est certainement pas de la naturaliser, voire de la renforcer par les mots et les angles choisis. Il s’agirait plutôt de la comprendre et de l’expliquer, au regard notamment des politiques coloniales israéliennes au sein desquelles la fragmentation joue un rôle essentiel, et de ne surtout pas prendre pour argent comptant l’idée selon laquelle cette fragmentation signifierait une dilution, voire une disparition de la question nationale palestinienne. Mais encore faudrait-il, pour cela, assurer un suivi réel et approfondi de la situation, hors des seuls moments de vive tension militaire, qui ne sont guère propices à la réalisation d’enquêtes et reportages permettant de comprendre et d’expliquer les permanences – et les nouveautés – d’un conflit aux racines fondamentalement coloniales.
Le cadrage global qui s’est imposé le 7 octobre et les jours qui ont suivi est allé exactement dans le sens inverse, construisant un récit duquel il est rapidement devenu difficile, voire impossible de s’extirper : une attaque soudaine et inexplicable, une « riposte » à la légitimité incontestable et dont seules les modalités pourraient faire l’objet d’une discussion, une « guerre » d’Israël contre une organisation ennemie avec des effets collatéraux à Gaza et sur d’« autres fronts », entre autres la Cisjordanie. Soit un (anti-) modèle fait de présentisme, de déshistoricisation et de dépolitisation, rapidement devenu le périmètre de la discussion légitime, au sein duquel l’émotion étouffe l’analyse, la dimension militaire du conflit recouvre ses dimensions politique et juridique, et le court-termisme écrase la réflexion sur les dynamiques au moyen et long cours.
Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’ensemble des productions médiatiques depuis le 7 octobre 2023 peuvent être résumées aux travers et biais que nous avons ici étudiés, mais bien de souligner les effets de cadrage du bruit médiatique dominant, qui jouent un rôle essentiel non seulement dans la perception que le public peut avoir d’une situation qui fait l’objet d’un véritable raz-de-marée médiatique, mais aussi dans la configuration du débat public et la (dé-)légitimation des positions et arguments des uns et des autres. Il s’agit aussi d’insister sur le fait que ces biais initiaux, qui s’inscrivent dans une continuité – tout en les amplifiant et en les aggravant – avec les travers « classiques » du traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens, ont participé de la constitution d’un cadre global qui, quatre mois plus tard, continue de s’imposer. Ce cadre global est un contenant qui a facilité, favorisé et légitimé le développement d’un contenu particulièrement problématique, pour aboutir à un véritable naufrage informationnel et moral : anéantissement du pluralisme, vaine recherche de vrais-faux « équilibres », normalisation des doubles standards, banalisation des compassions sélectives [19], invisibilisation de la tragédie de Gaza et, au total, accompagnement voire légitimation de la « loi du plus fort » sous couvert d’information. Ces éléments feront l’objet de notre prochain article : « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (2) : un naufrage informationnel et moral ».
[1] « L’Heure de vérité », France 2, 6 novembre 1994
[2] Sept autres sur Israël exclusivement (dont seulement deux à part entière sur la crise politique majeure et le mouvement de contestation massif qu’a connus le pays)
3] La recherche sur X permet non seulement de retrouver, sauf rares exceptions, les publications et articles mais aussi de savoir ce qui a été mis en avant par tel ou tel média sur ses réseaux sociaux. Elle ne nous renseigne certes pas sur le contenu des articles, mais tel n’était pas l’objet de notre étude : il s’agissait bien de mesurer le « bruit médiatique » au moyen d’une recherche sur les titres et les courts chapôs présents sur X. Et si nous sommes « passés à côté » de certains reportages et/ou articles pourtant mis en ligne, c’est qu’ils n’ont pas été relayés sur les comptes X des médias concernés, ce qui est en soi une information quant aux choix de « visibilisation » qui ont été faits. Pour procéder à notre décompte, nous avons effectué des recherches par mot-clé sur les comptes de France Info, BFM-TV, LCI, CNews, Le Monde, Libération, Le Parisien, Le Figaro, sur la période du 1er janvier au 6 octobre 2023, puis sur la période postérieure au 7 octobre 2023. Pour les chiffres concernant Gaza, nous avons utilisé le mot-clé « Gaza » ; pour la Cisjordanie, nous avons utilisé le mots-clé « Cisjordanie » ainsi que les noms des principales villes palestiniennes de ce territoire.
[4] Voir pour notre décompte concernant la Cisjordanie : "Présentisme et déshistoricisation : « Tout a commencé le 7 octobre »
[5] Du point de vue du droit international, Jérusalem et Gaza demeurent des territoires occupés.
[6] Selon les termes employés par de plus en plus d’ONG palestiniennes, israéliennes et internationales (parmi lesquelles la FIDH, Human Rights Watch et Amnesty International).
[7] Un tweet faisant écho – entre autres – à une dépêche AFP du 29 novembre 2023, très largement reprise sur les principaux sites d’information : « La guerre a commencé le 7 octobre quand des commandos du Hamas infiltrés depuis la bande de Gaza voisine ont lancé une attaque en Israël, d’une ampleur inédite. »
[8] On notera au passage que Ouest-France avait, le 25 octobre 2023, mis en ligne sur son site un article autrement plus intéressant, permettant justement d’éviter la déshistoricisation : « Guerre Israël-Hamas : cinq questions pour comprendre les origines de ce conflit qui dure depuis 1948 ». Avec toutefois là encore un titre qui ne veut malheureusement pas dire grand-chose, le Hamas n’existant que depuis 1987…
[9] François Gapihan s’adressait alors au juriste Johann Soufi qui avait eu l’outrecuidance de faire remarquer que le droit international humanitaire devait s’appliquer de la même façon en Ukraine et à Gaza.
Source : ACRIMED (Julien Deroni)