Jean-Pierre Delomier : « À Gaza aujourd’hui, nous pouvons clairement parler de famine » - Le grand invité international
Jean-Pierre Delomier, directeur adjoint des opérations pour Handicap International, de retour de Rafah, auteur de la tribune parue dans Le Monde, est ce lundi 25 mars 2024 le grand invité international de notre matinale. Situation à Gaza, conséquences humanitaires de cette crise sur place, atermoiements de la communauté internationale, il répond à RFI.
A écouter : 08:08 mn https://rfi.my/ASU8
ou à lire ci-dessous :
RFI : Vous étiez tout récemment à Rafah, dans le sud de Gaza, à la frontière avec l’Égypte. C’est là que sont massés des centaines de milliers de déplacés de la guerre. Rafah vit aussi dans la crainte d’une offensive annoncée depuis des semaines par le Premier ministre israélien. De l’autre côté de la frontière, des tonnes d’aide humanitaire attendent un feu vert des autorités israéliennes pour rentrer, soulager les civils très durement éprouvés par bientôt six mois de guerre. Vous me disiez avoir vu, de vos yeux, cette aberration, c’est-à-dire avoir remonté cette longue file de camions avant le poste frontière, et de l’autre côté, la faim, la misère, le manque de tout.
Jean-Pierre Delomier : Absolument. Pour rentrer dans la bande de Gaza, je suis passé par le poste de Rafah. Nous sommes partis du Caire, nous avons traversé le Sinaï. Et cinq, sept kilomètres avant de pénétrer à l’intérieur de la bande de Gaza, j’ai pu observer ces files de camions. Il faut se dire qu’un camion, c’est 20 tonnes de marchandises qui attendent et que 100 mètres, c’est cinq camions. Donc c’est 100 tonnes. C’est simplement pour faire un parallèle entre les moyens qui ont pu être déployés pour essayer d’envoyer de l’aide humanitaire avec d’autres moyens (voie maritime, voie aérienne…) quand cette aide humanitaire est juste de l’autre côté de la frontière. Quand nous sommes au bureau de Handicap International à Rafah, que nous montons sur le toit de l’immeuble, nous pouvons observer les lumières de l’Égypte. Donc, c’est réellement quelque chose qui n’est pas une vue de l’esprit, qui n’est pas l’aide humanitaire que nous attendons d’envoyer. C’est l’aide humanitaire qui est ici et qui est sur place.
Cette aide humanitaire est là et elle ne fait qu’attendre, alors qu’on manque de tout... On manque d’eau, on manque de service hospitalier, on manque de carburant pour Rafah même, mais aussi au-delà. Notamment dans le nord de la bande de Gaza où on sait que la situation est très compliquée, notamment du point de vue alimentaire.
Vous faites tout à fait bien de le souligner. Rafah, c’est une ville de 260 000 habitants et aujourd’hui, nous y dénombrons 1,4 million de déplacés. Ce qui veut donc dire qu’il reste encore des centaines de milliers de personnes qui s’étirent sur les provinces les plus au nord de Khan Younès, de Beit Lahiya, de Gaza City ou de Gaza Nord. Et des personnes auxquelles nous n’avons pas accès ou très peu accès. Parce que, peut-être, y a-t-il un processus, qu’il faut décrire maintenant, qui est celui de bombardements incessants. Qui a conduit à ce déplacement massif de population. Qui a conduit des femmes, des enfants, des hommes à quitter leur zone d’origine pour se rendre dans cette ville de Rafah qui est au sud, collée à la frontière. C’est un cul-de-sac d’une certaine manière.
On va venir aux conséquences des bombardements dans un instant, puisque c’est aussi le « cœur de métier » de Handicap International. Sur la question de l’alimentation, de ce que vous avez vu. Assiste-t-on en ce moment à une famine ? Y-a-t-il un risque de famine ? Comment est-ce que vous qualifiez les choses ?
Avant de vous rejoindre aujourd’hui, je me suis permis quelques contacts avec des organisations qui sont beaucoup plus spécialisées sur ces enjeux. Il est avéré aujourd’hui qu’une très grande proportion de la population gazaouie vit dans ce que nous appelons entre les stades 3 et 5 de l’IPC (Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire.-NDLR), qui est un indice d’insécurité alimentaire. Sachant que le stade 5, c’est le stade de la famine. Quand j’étais sur place – et je suis rentré tout début mars-, deux enfants sont décédés des suites d’une famine. À l’issue de ces premiers constats, d’autres ont pu être faits. Clairement, aujourd’hui, nous pouvons parler de famine. Aussi, le plus tard on décide d’envoyer cette aide humanitaire, plus les conséquences de cette famine vont être dramatiques. Il y a réellement un lien entre les deux événements que vous évoquez.
Vous évoquez les bombardements incessants. Depuis le 7 octobre, on parle de dizaines de milliers de bombes larguées sur le territoire de Gaza. Votre travail à Handicap International concerne justement les victimes de ces bombardements, les mutilés de guerre, les handicapés. Quel constat là-dessus avez-vous pu dresser ? Il y aura forcément, à l’issue de cette guerre, un nombre très important de mutilés...
Pour revenir à quelques chiffres. Entre le 7 octobre et le 15 janvier, 45 000 bombes ont été lancées sur la bande de Gaza. Parmi ces 45 000 bombes, 3 000 d’entre elles n’ont pas explosé. C’est celles-ci qui vont occasionner, au moment des retours, au moment où l’aide humanitaire pourra se déployer, un danger supplémentaire, en particulier pour des civils. Pour faire le lien avec les activités que nous aurons à développer, ça commence par ce que nous appelons l’éducation au risque des mines. C’est pouvoir enseigner à la population qui pourrait revenir ce qu’elle pourrait détecter, ce dont elle devra se préserver. Et, à un moment donné, avec un peu de visibilité que seul un cessez-le-feu pourrait nous donner, c’est sans doute lancer des activités de déminage, de dépollution, des restes explosifs de guerre.
Ce que l’on ne peut évidemment pas faire tant que la guerre se poursuit... Donc, votre travail actuellement se limite à sensibiliser les populations à ce risque, à ce danger qui est le danger de plus en plus de bombes qui explosent chaque jour.
Pour l’instant, c’est ce que nous faisons. Nous avons envoyé, au début du mois de mars, deux experts qui peuvent prévoir et commencer à préparer les évaluations que nous pourrons faire. Celles-ci sont importantes, parce qu’au-delà de l’accès pour la population civile -ce qui est essentiel- c’est aussi de permettre aux autres acteurs humanitaires de pouvoir se déployer dans les zones du nord qui sont esseulées aujourd’hui de l’aide et des travailleurs humanitaires.
Vous évoquiez, il y a quelques jours, dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde, l’impact humanitaire sans précédent des bombardements sur Gaza. Vous qui avez travaillé notamment en Ukraine, cela ne ressemble à rien de ce que vous avez vu jusqu’ici ?
En fait, la bande de Gaza est une aire qui est totalement fermée. Ça veut dire que les possibilités d’échapper sont, comme vous l’avez décrit tout à l’heure, peu nombreuses. Le long de la ligne Philadelphia, qui est la frontière entre la bande de Gaza et l’Égypte... C’est donc là où les personnes se retrouvent massées, en quête de nourriture. C’est qu’il y a pénurie de tout. Chaque jour est une quête, pour essayer de trouver à manger, pour soi, pour sa famille. C’est réellement quelque chose que je n’avais pas observé sur d’autres terrains précédents. Il faut peut-être aussi revenir sur un des points, qui est le fait que ces bombardements sont incessants.
On a vu vendredi le refus de la résolution appelant à un cessez-le-feu qui était présenté par les États-Unis, il y a eu le veto des Russes et des Chinois. Aujourd’hui, on a un mince espoir avec une résolution présentée par les pays du sud qui ont négocié tout le week-end avec les Américains pour parvenir à ce texte de résolution. Comment est-ce que vous percevez, de votre point de vue d’humanitaire, tous ces atermoiements ?
Quelque part, on doit d’abord saluer toutes les initiatives qui concourraient à ce que la communauté internationale puisse prendre ses responsabilités. Ce à quoi nous faisons face, c’est une tragédie.
Source : RFI (Nathalie Amar 25/03/2024 - 08:31)