« Juifs d’Orient ». Beau voyage, mauvais chemins
La pétition d’intellectuels et artistes arabes opposés au prêt par Israël de pièces destinées à figurer dans l’exposition Juifs d’Orient à l’Institut du monde arabe de Paris et réagissant contre l’imprudente déclaration de Denis Charbit qui en a fait « le premier fruit des Accords d’Abraham » a quelque peu éclipsé l’exposition elle-même. Et quelques points critiques qui méritent d’être soulevés, au-delà de l’admiration qu’elle suscite.
Détail d’une fresque biblique de la synagogue de Doura Europos (IIIe siècle ap. JC), dans l’actuelle Syrie
Une menorah sur une minuscule pièce de monnaie. Nous sommes aux alentours de — 40, sous le règne du dernier roi des Hasmonéens, et nous entamons un parcours qui nous mènera jusqu’au XXe siècle. Un parcours de 1 100 m2 d’exposition pour plus de 2000 ans d’histoire – la pièce la plus ancienne est un rouleau de cuivre de Qumran daté du Ier siècle avant Jésus-Christ — , ordonné suivant une chronologie marquée par les temps forts de l’histoire juive, des siècles précédant l’avènement de l’islam aux premières dynasties du monde musulman au cours desquelles émergent de grandes figures intellectuelles comme Maïmonide ; de l’expulsion des juifs d’Espagne par les rois catholiques en 1492 à l’empire ottoman ; enfin, de l’irruption de l’influence européenne à la séparation entre juifs et musulmans et à la création d’Israël. L’exposition rassemble plus de 280 pièces de collection : objets archéologiques, cultuels et du quotidien, manuscrits, vêtements… Mais aussi, surtout pour la partie contemporaine, des représentations, sous la forme de tableaux et plus tard, de séquences vidéo et de photos, dont la majeure partie provient de l’Institut Yad Ben- Zvi de Jérusalem, visé par la pétition des intellectuels et artistes arabes contre la collaboration de l’IMA avec des instituts et musées israéliens.
« Une remarquable cohérence d’ensemble »
L’exposition ne peut que subjuguer le visiteur par l’abondance, la richesse et la rareté des pièces anciennes. Comment en effet ne pas admirer les mosaïques de la synagogue romaine de Naro (Tunisie), la reconstitution de la salle de prières de celle de Doura Europos (Syrie), cet astrolabe à inscription en hébreu du XIVe siècle venu d’Espagne ou d’Italie, ces lampes ciselées de Fès, cette robe de mariée brodée de Bagdad, cette prééminence de l’écrit qui culmine avec la gueniza de la synagogue Ben Ezra du Caire et la copie du Mishneh Torah de Moïse Maïmonide datant du XIVe siècle… ?
Benjamin Stora, dans son introduction au catalogue de l’exposition
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le souligne : le visiteur devrait y reconnaître en outre, à la fois dans l’espace et dans le temps et malgré différentes formes, « une remarquable cohérence d’ensemble ». Mais l’historien parle également de « diaspora » dès la quatrième ligne de son introduction. Cette façon de désigner l’expansion du judaïsme dans les premiers siècles, dont la plupart des historiens s’accordent à dire qu’elle est en grande partie le fruit de conversions multiples et anciennes contribue à conforter cette image. En induisant la vision d’une diaspora quasiment originelle (biblique), on impose aussi — dans les panneaux, et surtout dans le catalogue — la notion d’« intégration » — plus ou moins réussie, en fonction notamment de l’application rigoriste ou pas de la dhimma (abolie dans l’empire ottoman en 1839) — des communautés juives dans les différents pays alors que, ainsi que le rappelle la pétition des intellectuels et artistes arabes, « la culture des juifs arabes fait partie intégrante de la culture arabe et la couper de ses racines est la négation d’une partie de la mémoire et de l’histoire arabes ».
Cela court de façon insidieuse dans les choix et l’architecture de cette exposition : une communauté singulière, presque « hors sol » depuis un exil initial de Palestine, dont la riche culture ne devrait pas grand-chose aux autres communautés locales dans les pays dans lesquels elle s’est déployée. L’importance des modes de vie partagés au quotidien d’une part et des échanges intellectuels (Al-Andalus) de l’autre, sans être totalement niée, n’est pas vraiment mise en valeur. C’est l’unité religieuse qui est vue comme le véritable ciment des communautés juives jusqu’au milieu du XVIIe siècle
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, ce dont attestent en particulier les artefacts religieux. Avec pour conséquence principale « la circulation des textes entre des communautés dont la dispersion géographique est extrême ».