La dynamique de la violence à l’œuvre à Jérusalem-Est et l’intensification de la politique de judaïsation de la ville analysées par Alain Gresh et René Backmann
Al-Aqsa, la révolte impuissante
De violents affrontements ont opposé pour la troisième journée consécutive les civils palestiniens aux policiers israéliens sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem où, depuis dimanche, plus d’un millier de touristes et d’Israéliens juifs sont présents à l’occasion des fêtes de la nouvelle année juive.
Pour rappel, après l’annexion illégale de Jérusalem, le statu quo de 1967 a confié aux autorités jordaniennes l’administration de l’Esplanade des mosquées. Mais les violations répétées des libertés religieuses des Palestiniens et les restrictions arbitraires pour l’accès aux lieux de culte sont une constante de la politique israélienne. En septembre 2000, en foulant le sol de l’Esplanade des mosquées à Jérusalem-Est, acte de désacralisation du lieu saint, Ariel Sharon avait déclenché la deuxième intifada. Et depuis, les provocations se multiplient. En contrebas de l’Esplanade, se dresse le Mur des lamentations, dernier vestige du temple de Salomon, premier lieu saint des juifs. Or à plusieurs reprises Israël a impunément lancé des fouilles archéologiques sur un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco en creusant des tunnels sous l’Esplanade au risque de mettre en danger le patrimoine islamique.
L’ensemble de ces initiatives s’inscrit dans la stratégie de judaïsation de Jérusalem mise en œuvre depuis 1967. À l’époque, seuls les Palestiniens présents ont obtenu le statut de résidents « permanents », révocable de façon discrétionnaire par le ministère israélien de l’Intérieur. La colonisation illégale de Jérusalem-Est et la construction du Mur et de check-points pour isoler les quartiers de cette zone du reste de la ville, proclamée « capitale indivisible et éternelle d’Israël », constituent la pierre angulaire de cette stratégie tendant à rendre irréversible la politique du fait accompli.
Échec politique
A ce sujet, René Backmann, journaliste et auteur d’Un mur en Palestine, rappelle qu’avant la signature des accords d’Oslo, entre 220 000 et 240 000 colons étaient présents en Cisjordanie. Or, depuis 1993, ils y sont plus de 500 000. « Le grand degré de mécontentement qui s’exprime aujourd’hui est lié à la fin d’un processus de paix qui non seulement n’avance plus, mais n’existe plus. Il n’y a plus de programme ou de calendrier ; les Israéliens ont détruit les conditions d’un accord possible avec la construction du Mur, le tracé de frontières arbitraires, la judaïsation de Jérusalem-Est, et les Palestiniens se retrouvent totalement désemparés. »
M. Backmann relève également qu’une nouvelle génération de Palestiniens ne se satisfait plus de la position de ses aînés, ni des mesures qui ont conduit à cette impasse politique. Il souligne l’exaspération d’une société civile qui a été de bonne volonté et conciliante, mais dont les espoirs ont été déçus en raison de l’inaction des cadres politiques des partis traditionnels palestiniens. Ainsi, dans un contexte de blocage politique et de paupérisation économique et sociale de la population, les mobilisations passent par les acteurs associatifs et la société civile. Le mouvement Mourabitoun, déclaré illégal par Israël, s’est constitué en dehors des structures partisanes.
Pour Alain Gresh, spécialiste du Moyen-Orient et auteur notamment du livre De quoi la Palestine est-elle le nom ? , cette situation trouve son explication dans « l’état de division des principales forces politiques, l’absence de toute vision stratégique concrète et l’autoritarisme des leaders qui aggravent la désaffection des Palestiniens à leur égard ».
Responsabilité collective
Ainsi, pour les deux analystes, le déblocage d’une situation de plus en plus aléatoire et précaire pour les Palestiniens doit venir des partenaires d’Israël qui, au-delà des discours incantatoires et des condamnations formelles, doivent adopter des mesures concrètes. La Jordanie en sa qualité de royaume gardien des lieux saints est sortie de son silence dimanche pour prévenir qu’elle envisageait « soigneusement toutes les options diplomatiques et juridiques lui permettant de protéger les lieux saints des attaques israéliennes », qui constituent une « agression flagrante contre les nations arabes et musulmanes ». Cependant, comme l’explique Alain Gresh, « si la Jordanie s’inquiète, sa marge de manœuvre reste limitée. On voit mal Amman s’engager dans la voie d’une rupture des relations avec Israël dans le climat de divisions du monde arabe où la question palestinienne n’est pas la préoccupation principale ».
Pour René Backmann, la mise en garde de la monarchie hachémite vise d’abord à alerter l’allié américain et attirer son attention sur les conséquences redoutables d’une dégradation de la situation politico-sécuritaire. « Pour Washington, la Jordanie doit rester un pôle de stabilité. Son équilibre est fragile. Elle accueille sur son sol plus d’un demi-million de réfugiés, elle est travaillée par les mouvements islamistes, et toute nouvelle secousse pourrait se révéler dangereuse. »
Pessimistes, les deux analystes n’entrevoient pas d’évolution en l’absence d’un profond changement d’attitude du côté des alliés d’Israël et notamment des États-Unis, qui lui apportent un appui sans réserves. Selon René Backmann, « tant que les Américains ne feront pas preuve de fermeté en refusant de livrer du matériel militaire et d’apporter leur aide financière, les Israéliens qui ont un sentiment de puissance ne bougeront pas ». Pour Alain Gresh, l’attitude des pays arabes et de l’Union européenne est tout aussi déterminante. « S’ils étaient réellement déterminés à passer du discours aux actes, des sanctions seraient adoptées », affirme-t-il. « L’Union européenne est le principal partenaire commercial d’Israël et les États arabes ont des ressources importantes pour exercer des pressions efficaces. Ils disposent de différentes armes pour avancer leurs buts, mais malheureusement au-delà du discours, on ne voit rien. »
source : L’Orient le Jour, mercredi 16 septembre 2015