« La pluie arrive »
Photo inédite de combattants palestiniens à Jérusalem, vers 1948, par Yousef H. Giries. Avec l’aimable autorisation de Clarissa Bitar, via Mondoweiss
Sur la Nakba en cours et la révolution qui vient
Chaque année depuis que j’ai commencé à écrire, que ce soit en arabe ou en anglais, j’ai rédigé, le jour de la Nakba, un nouvel essai ou un nouveau poème, en reprenant les mêmes faits, les mêmes chiffres et les mêmes arguments usés, dans l’espoir qu’un jour, il ne serait plus nécessaire de les rappeler ni de les expliquer.
Ma thèse est toujours la même : associer « commémoration » à « Nakba » est une erreur d’analyse ; prendre 76 ans comme cadre temporel est une erreur de calcul.
La traduction anglaise de Nakba – « Catastrophe » – est réductrice, car il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle inévitable. Il ne s’agit pas non plus d’une relique tragique du passé. La Nakba est un processus organisé et continu de colonisation et de génocide qui n’a ni commencé ni pris fin en 1948.
Les auteurs ont des noms et le crime est toujours en train de se produire. Et quand vous ne voyez pas de ruines, sachez que c’est parce que des pins ont été plantés dessus pour les dissimuler.
J’apprends qu’à Gaza, un nouveau jardin d’enfants a été ouvert dans le nord, une sorte de phénix re-né de ses cendres, et je veux croire qu’un délicieux parfum de jasmin accompagne les enseignants tout au long de la journée. Il n’y a que le jasmin qui puisse atténuer les cris des enfants harcelés par les avions de guerre !
Cela fait deux semaines que je m’accroche à cette bonne nouvelle, en recourant à mon imagination pour combler les trous.
Il y a du jasmin parce que les graines n’ont pas besoin de permission ni de cessez-le-feu pour germer. Les enfants crient parce que c’est ce que font les enfants en pareil cas.
Que peuvent apprendre des enfants de cinq ans, à part les chiffres et l’alphabet, au milieu d’un génocide ? Quelles histoires racontent-ils pour passer le temps ? Leur vocabulaire s’enrichit naturellement de mots violents comme « invasion », « siège » et « Nakba », et leurs professeurs, j’imagine, leur disent que la Nakba, la Nakba originelle (1947-49), n’était rien en comparaison de ce qui se passe en ce moment à Gaza.
Même les riches – tous les riches – sont dans des tentes cette fois-ci.
Il est difficile de prédire ce que l’histoire retiendra de la période actuelle, mais si nous nous basons sur les enseignements de la fin des années quarante, nous pourrions ne nous souvenir que de la destruction et de la défaite d’aujourd’hui.
Et cela pour une bonne raison, en ce moment même, sans exagération, les cadavres de notre peuple sont entassés dans des fosses communes avec les poignets attachés, ceux des adultes comme ceux des enfants.
Nous assistons aujourd’hui en direct, à des horreurs que nous ne connaissions qu’à travers les récits édifiants de nos anciens, des horreurs qui resteront à jamais gravées dans nos mémoires.
Les sept derniers mois de violence ont tué jusqu’aux métaphores. Ce qui était autrefois figuratif est aujourd’hui douloureusement concret : des barbes dégoulinantes de sang, des meubles accrochés aux arbres, un bras ou une jambe suspendus à un ventilateur de plafond, des femmes qui accouchent sur le béton.
Les clichés envahissent l’espace : les plantes qui surgissent des décombres, les fleurs qui jaillissent du ciment, etc. Le spectacle est surréaliste.
Les journalistes se transforment en poètes pour parler des corps enfouis sous les ruines. Les médecins inventent des acronymes pour des pathologies que même mes professeurs de science-fiction n’auraient pas pu imaginer un seul instant.
La mort est partout.
C’est pourquoi, lorsque l’on commence à écrire ou à parler de la Palestine, il est tentant de ne voir que des pertes et seulement des pertes, et de voir ces pertes comme un simple appel à la survie. Nous avons énormément souffert, disons-nous à ceux qui veulent bien nous entendre, nous avons assez souffert.
Trop souvent, on parle de nos souffrances, comme si personne n’en était responsable, on extrait nos cris d’angoisse de tout contexte historique et politique : nous n’avons pas d’aspirations nationales, ni de terre à cultiver ; notre existence est purement mécanique – les politiques et les procédures sont là pour nous rappeler que nous sommes malheureusement nés pour mourir ; et dans notre marche robotisée vers la tombe, nous ne sommes les uns pour les autres que de malchanceux étrangers, fragiles et sans avenir.
Mais nous sommes – et avons toujours été – infiniment plus que cela. Nous sommes, sans aucun doute, les victimes d’une conquête et d’une colonisation, les victimes des circonstances, mais nous sommes aussi bien plus que cela.
À chaque instant de notre histoire sanglante, nous avons été brutalisés, endeuillés, dépossédés, exilés, affamés, massacrés et emprisonnés, mais nous avons toujours refusé de nous soumettre, à la consternation générale.
Pour chaque massacre et chaque agression, il y a eu et il y a aujourd’hui des hommes et des femmes qui prennent les armes, des armes artisanales ou avancées – cocktails Molotov, fusils, lance-pierres, roquettes – pour se battre. Il y a toujours eu une résistance, il y a toujours eu du jasmin.
De la même manière, notre ennemi n’est pas ce qu’il parait être. Le sionisme, derrière sa façade de superpuissance invincible, est aujourd’hui plus vulnérable que jamais.
Et je ne dis pas cela par naïveté : Je ne vous dis pas de faire l’impasse sur les capacités de notre ennemi, ni sur la puissance des empires et des mercenaires qui le soutiennent. Je ne vous dis pas non plus de banaliser le fardeau écrasant de quarante mille martyrs, ni de glorifier les hommes qui affrontent les chars en survêtement, au risque d’alourdir leur fardeau au-delà de ce qui est humainement supportable.
Les combattants de la liberté savent qu’ils ont Goliath comme adversaire, qu’ils n’ont pratiquement aucune chance, que leur seul option est de ramasser la pierre. Mais la vérité c’est qu’une nouvelle aube se lève.
Quand on observe attentivement l’évolution des médias d’État et du discours international, la renaissance des mouvements radicaux, et même les inscriptions dans les toilettes des aéroports, on s’aperçoit qu’une nouvelle aube est en train de se lever.
Le sionisme reste peut-être un adversaire redoutable, mais c’est aussi un monstre vieillissant et tremblotant, aveuglé par sa propre importance, même s’il est imprévisible.
Parfois, il se jette sur vous et plante ses crocs dans votre chair. Parfois, il n’est qu’un tigre de papier.
Et c’est cette découverte qui non seulement brise le mythe de l’invincibilité coloniale, mais qui nous rappelle que la libération est possible, que l’avenir est à portée de main.
Au milieu des frappes aériennes incessantes et des villes ravagées, il peut sembler frivole de s’intéresser au jasmin en fleurs. Mais nous nous devons de tout examiner, de tout scruter. Nous devons voir la situation dans tous ses aspects, dans tous ses détails.
Aussi meurtrière, perverse et implacable qu’elle soit, la Nakba ne durera pas éternellement. Le monde change parce qu’il le doit. Si les graines peuvent germer en enfer, il en va de même pour la révolution.
Au téléphone, ma mère me dit que « la pluie arrive » et que « Dieu est tout-puissant ».
Source : CHRONIQUE DE PALESTINE (Par Mohammed el-Kurd)
Auteur : Mohammed el-Kurd
* Mohammed El-Kurd est un écrivain et poète de Jérusalem, en Palestine occupée. Il est rédacteur culturel à Mondoweiss.
Son compte Twitter/X.https://x.com/m7mdkurd
15 mai 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet