Leïla Shahid : « Il n’y a plus de crédibilité dans le discours de la paix »

mercredi 11 octobre 2023

Leïla Shahid : « Il n’y a plus de crédibilité dans le discours de la paix »

Déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France jusqu’en 2005, puis ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne jusqu’en 2015, Leïla Shahid se livre sur les violences qui ensanglantent le Proche Orient. Et dénonce l’abandon des grandes puissances.

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La Marseillaise : Quel a été votre première réaction face au déchaînement de violence en Israël et en Palestine ?

Leïla Shahid : Une grande tristesse. Les habitants de Gaza et les Palestiniens vivent depuis 56 ans les violences de l’occupation mais je ne pouvais pas être indifférente aux terribles images, en particulier de ces jeunes qui croyaient pouvoir aller danser à quelques kilomètres d’une bande de Gaza qui est la plus grande prison à ciel ouvert. Gaza est assiégée depuis presque 20 ans, les gens ne peuvent pas sortir ni entrer. Pour travailler, ils ont besoin d’un permis israélien. Ça fait de Gaza une bande de 356 km² où il y a un chômage de 60%. Il y a donc très peu d’espoir pour la jeunesse. Lorsqu’ils voient à quelques kilomètres de chez eux qu’il y a d’autres jeunes, Israéliens, qui peuvent danser, ils ont aussi envie de vivre, ça déclenche une haine, une rage, qui aboutit à cette violence terrible où ils tuent 260 personnes, ce qui est un massacre, un vrai massacre ! C’est un tel gâchis que le monde ait laissé pourrir la situation. Il est évident qu’il n’y a plus de système de construction de la paix. On est en train d’aller vers un système qui au contraire fabrique des guerres. Regardez l’Ukraine et la Russie. Sauf que là-bas, la communauté internationale se sent responsable de la population occupée, les Ukrainiens. Mais personne ne se rappelle que si les Ukrainiens après un an sont tellement exténués par l’occupation russe, imaginez après 56 ans d’occupation comment sont les Palestiniens ! J’ai un grand sentiment d’amertume lorsque je regarde les médias et comment ils couvrent cette question. On dirait qu’ils pensent que les Palestiniens sont des animaux dont le seul désir est de tuer des civils israéliens. Ce n’est pas une question de Hamas, c’est tous les habitants des territoires occupés qui en ont ras le bol, tout simplement. Le Hamas a su exploiter le fait qu’il y a un tel désespoir aujourd’hui à Gaza. Comme Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne ont perdu toute crédibilité parce que les accords d’Oslo depuis trente ans n’ont rien produit, le Hamas essaie d’instrumentaliser la situation pour devenir le premier parti dirigeant. Et à mon avis, il va finir par s’affirmer.

Comment les Palestiniens vivent-ils ces événements ?

L.S. : Comme un écrasement total. Il n’y a pas seulement les Israéliens qui voient les images des malheureux jeunes gens, qui dansaient jusqu’au matin, assassinés. Les Palestiniens et les Arabes voient les images de Al Jazeera, des bombardements de camps de réfugiés. Et les survivants qui crient sous les décombres, on les entend. Ça va alimenter encore plus la haine, la frustration, le découragement, le désir de vengeance, les pires sentiments qu’on ne peut souhaiter à aucun peuple. Moi, je ne le souhaite pas au peuple israélien. Il n’y a plus de recours. Le nouveau gouvernement de Nétanyahou depuis décembre dernier est un gouvernement de personnalités racistes, fondamentalistes et suprémacistes juifs. Ce sont eux qui ont conduit à la situation actuelle. Depuis un mois que durent les festivités de Souccot, ils se sont déchaînés contre les Palestiniens à Jérusalem, parce qu’ils veulent être seuls pour prier sur le mont du Temple qui est en même temps pour les musulmans le al- haram aš-Šarf, la grande mosquée de Jérusalem. Ce nouveau gouvernement israélien, ça fait huit mois que les Israéliens manifestent contre lui. Ils sont en train d’annexer tous les territoires palestiniens, ils ont rapatrié tous les soldats en Cisjordanie parce qu’il y a des accrochages terribles entre colons et Palestiniens près de Naplouse. Ils sont en train de faire un nettoyage ethnique en Cisjordanie, d’attaquer des petites communautés et les obliger à partir pour mettre la main sur le territoire. On est en train de revenir à une situation qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la Naqba de 1948.

Les chancelleries occidentales, comme la France, soutiennent « le droit à se défendre  » d’Israël.

L.S. : Tout ce que les Américains ont trouvé à faire, c’est envoyer leur porte avions en Méditerranée avec des avions F-16 pour bombarder les Palestiniens à Gaza ! Lesquels Palestiniens sont assiégés comme des rats ! On ne peut pas mettre sur le dos des Palestiniens la lâcheté des États souverains. Ce n’est pas aux Palestiniens qu’il faut reprocher d’aller vers la guerre, il faut reprocher ça aux États qui gouvernent, à commencer par les États membres de l’Union européenne.

Qu’en est-il de l’ONU ?

L.S. : Le Conseil de sécurité s’est réuni, il n’a même pas été capable de faire un communiqué ! Je pense qu’on peut dire que les Nations unies sont mortes. Si le Conseil de sécurité, face à une situation aussi grave, ne peut même pas faire un communiqué commun, ça veut dire qu’il n’a pas d’existence. Nous sommes dans une période très grave. Premièrement, parce qu’il n’y a plus de logique dans les rapports internationaux. Deuxièmement parce que les peuples ont compris qu’ils sont les seuls à se défendre. La preuve : ça fait 56 ans qu’Israël est dans la plus totale impunité. Qui est venu à la rescousse des Palestiniens ? Au contraire, Israël a été faire des accords de paix avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc, comme si ces pays étaient en guerre avec Israël. Le peuple concerné, on dit qu’il n’existe plus. C’est dire l’aveuglement des États qui, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, sont responsables de la sécurité et de la paix dans le monde.

Comment en est-on arrivé à ce qu’un parti islamiste comme le Hamas puisse s’imposer ?

L.S.  : C’est un mouvement islamiste mais nationaliste. Ce n’est pas mon parti, je ne veux pas d’eux comme direction de la Palestine, j’ai milité contre eux, mais la réalité c’est qu’Israël les a beaucoup renforcés, contre Yasser Arafat. Ce genre de stratégie donne aujourd’hui un Hamas beaucoup plus fort. Mahmoud Abbas a parié sur les accords d’Oslo qui ont été un échec total et les gens n’aiment pas les échecs. Avec le gouvernement actuel israélien, ils sont en train de transformer un conflit de décolonisation en un conflit religieux entre juifs et musulmans. Ce qui n’a jamais été le cas dans l’histoire de ce mouvement national. C’est très grave, parce qu’ils se répondent, les uns et les autres. Mais aujourd’hui, 99% de la population palestinienne est avec ce qui vient de se passer à Gaza, parce qu’ils ont le sentiment qu’Israël ne comprend que le langage de la force et que le monde ne comprend que le langage de la force, puisque le monde n’a rien fait pour soutenir les Palestiniens.

Reste-t-il des personnes pour défendre la paix en Israël et en Palestine ?

L.S.  : Ils n’ont plus de crédit, ils ne sont plus crédibles ! Pourquoi vous pensez que j’ai quitté mon travail à l’ambassade de Palestine ? Parce que je ne peux pas continuer à mentir en disant que je m’occupais d’un processus de paix, parce qu’il n’y en avait pas. Et je ne veux pas faire comme l’Union européenne qui dit : « Nous sommes pour une solution à deux États », pendant qu’Israël annexe des territoires où normalement, on aurait dû avoir un pays. Il n’y a plus de crédibilité dans le discours de la paix, parce que la puissance occupante a détruit toute crédibilité. On est en train d’aller de plus en plus vers un État fascisant, militaire, raciste, suprémaciste. Il y a deux millions de citoyens israéliens qui sont Palestiniens, musulmans et chrétiens, ils sont des citoyens de seconde zone, donc c’est un apartheid.

Source  : La Marseillaise du 10/10/2023
Propos recueillis par Yves Souben