Noam Chomsky : « La guerre en Ukraine accélère l’horloge de l’apocalypse. »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la stratégie militaire de la Russie et les objectifs géostratégiques du président Vladimir Poutine ont fait l’objet de nombreuses spéculations. En effet, on ne sait toujours pas ce que veut Poutine, et les invitations répétées du président ukrainien Volodymyr Zelenskyy à une rencontre en tête-à-tête ont été rejetées par Moscou, même s’il semble que cela pourrait bientôt changer. Pendant ce temps, la destruction de l’Ukraine se poursuit sans relâche, tandis que les pays européens et les États-Unis augmentent leurs dépenses militaires, ce qui est sans doute l’indication la plus claire à ce jour qu’une nouvelle guerre froide pourrait être en cours.
Source : Truthout, C.J. Polychroniou, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Dans l’interview ci-dessous, Noam Chomsky, universitaire de renommée mondiale et dissident de premier plan, se penche sur les développements les plus récents (au 30 mars) concernant la guerre en Ukraine, mais nous entraîne également dans un remarquable tour d’horizon de l’extrême sélectivité de l’indignation morale des États-Unis. Il nous fait également part de certaines de ses réflexions en ce qui concerne la culture politique contemporaine aux États-Unis, entre autres la refonte de l’univers idéologique du parti républicain, la ferveur politique et l’interdiction de publication de certains livres.
C.J. Polychroniou : Noam, les derniers compte rendus sur la guerre en Ukraine indiquent que la Russie semble changer de stratégie, montrant l’intention de partitionner le pays « comme la Corée du Nord et du Sud », selon certains responsables ukrainiens. Dans le même temps, l’OTAN a décidé de renforcer son front oriental, comme si la Russie avait l’intention d’envahir la Bulgarie, la Roumanie et la Slovénie, tandis que Washington continue non seulement de faire la sourde oreille à propos de la paix en Ukraine, mais nous avons entendu Biden tenir un discours de virilité toxique à l’encontre de Poutine lors de sa récente visite en Pologne, ce qui a incité, à son tour, le président français Emmanuel Macron à mettre en garde contre l’utilisation d’un langage provocateur alors qu’il tente actuellement d’obtenir un cessez-le-feu. En fait, même le diplomate américain chevronné Richard Haass a déclaré que les paroles de Biden ont transformé une situation qui était déjà dangereuse en une situation encore plus dangereuse. Je vous pose ici cette question en toute sincérité, est-il déjà arrivé que les États-Unis envisagent que la résolution des conflits puisse se faire par d’autres moyens que l’intimidation et l’utilisation systématique de la force ?
Noam Chomsky : Il y a plusieurs questions ici, toutes importantes, toutes méritant plus de considération que ce que je peux tenter de faire ici. Je vais les aborder l’une après l’autre, à peu près dans l’ordre.
En ce qui concerne la situation militaire actuelle, il existe deux versions radicalement différentes. La plus connue est celle du chef des services de renseignements militaires ukrainiens, le général Kyrylo Budanov : la tentative de la Russie de renverser le gouvernement ukrainien a échoué, et la Russie se retire maintenant dans les zones occupées du sud et de l’est du pays, dans la région du Donbass et sur la côte orientale de la mer d’Azov, en préparant un « scénario à la coréenne ».
Le chef de la direction principale des opérations de l’état-major général des forces armées de la Fédération de Russie, le général de corps d’armée Sergey Rudskoy, raconte une histoire bien différente (au 25 mars) : une version du célèbre « Mission accomplie » de George W. Bush en Irak, mais sans les fioritures théâtrales :
L’objectif principal de cette « opération militaire spéciale » était de défendre la République populaire du Donbass contre les assauts génocidaires des nazis ukrainiens de ces huit dernières années. L’Ukraine ayant rejeté la diplomatie, il était nécessaire d’élargir l’opération pour en arriver à la « démilitarisation et à la dénazification » de l’Ukraine, en détruisant les cibles militaires avec grande prudence pour épargner les civils. Les principaux objectifs ont été efficacement atteints, exactement comme prévu. Ce qui reste à faire, c’est de « libérer complètement le Donbass ».
Deux histoires différentes pour une même fin, ce qui, je suppose, est exact.
L’Occident, de manière tout à fait attendue, opte pour la première version. C’est-à-dire qu’il fait sienne l’histoire qui nous raconte que la Russie est incapable de conquérir des villes situées à quelques kilomètres de sa frontière et défendues par des forces militaires qui selon les normes mondiales sont modestes et soutenues par une armée de citoyens.
Ou bien l’Occident opte-t-il pour cette histoire-ci (la seconde) ? Ses réactions indiquent qu’il préfère la version du général Rudskoï : une machine militaire russe incroyablement puissante et efficace, ayant rapidement atteint ses objectifs en Ukraine, est maintenant prête à passer à l’invasion de l’Europe, écrasant peut-être l’OTAN tout aussi efficacement. Si tel est le cas, il est nécessaire de renforcer le front oriental de l’OTAN pour empêcher l’invasion imminente par cette force monstrueuse.
Une autre hypothèse se dessine : Se pourrait-il que Washington souhaite asseoir plus fermement le grand cadeau que Poutine lui a fait en plaçant l’Europe sous son emprise, et qu’il ait donc l’intention de renforcer un front oriental dont il sait qu’il n’est pas menacé d’invasion ?
Jusqu’à présent, Washington ne s’est pas écarté de la position de la déclaration conjointe que nous avons évoquée précédemment. Cette déclaration de politique générale, d’une importance cruciale, a confirmé la volonté de Washington d’accueillir l’Ukraine au sein de l’OTAN et a « finalisé un cadre de défense stratégique qui crée une base pour le renforcement de la coopération entre les États-Unis et l’Ukraine en matière de défense stratégique et de sécurité » en fournissant à l’Ukraine des armes de pointe antichars et d’autres armes, ainsi qu’un « vigoureux programme de formation et d’entraînement, conformément au statut de l’Ukraine en tant que partenaire de l’OTAN aux nouvelles opportunités ».
Il y a beaucoup de débats savants pour sonder les recoins profonds de l’âme tordue de Poutine afin de découvrir pourquoi il a décidé d’envahir l’Ukraine. En recourant à une agression criminelle, il est allé un pas plus loin que les habituelles mobilisations annuelles aux frontières de l’Ukraine dans un effort pour tenter d’attirer l’attention sur ses appels restés sans réponse quand il demande que soient prises en compte les préoccupations de la Russie en matière de sécurité, ces dernières étant reconnues comme essentielles par nombre de diplomates américains de haut niveau, de directeurs de la CIA et de nombreux autres intervenants qui ont prévenu Washington du caractère insensé d’ignorer ces préoccupations.
Peut-être que l’exploration de l’âme de Poutine est la bonne approche pour comprendre sa décision de février 2022. Mais il se peut qu’il existe une autre hypothèse. Peut-être voulait-il plutôt, en agissant ainsi, dire ce que lui et tous les autres dirigeants russes disent depuis l’ancien président Boris Eltsine, il y a 25 ans, au sujet de la neutralisation de l’Ukraine ; et peut-être que, même si la déclaration conjointe hautement provocatrice a été tue aux États-Unis, Poutine y a-t-il prêté attention et a donc décidé d’intensifier les efforts annuels dédaignés jusque là pour en arriver à une agression directe.