Noam Chomsky : « Le voyage de Biden au Moyen-Orient rappelle la politique de Trump »
Après 18 mois de mandat, le président Joe Biden a décidé de se rendre dans la région du Moyen-Orient. Le pétrole est très probablement ce qui explique ce retour et la raison pour laquelle, depuis des mois, il se rapproche de l’Arabie saoudite, bien qu’il ait déclaré, alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle, qu’il ferait « en sorte que les Saoudiens paient le prix fort et qu’ils soient considérés comme des parias, ce qu’ils sont », tout en affirmant que « le gouvernement actuel d’Arabie saoudite offrait très peu de valeur ajoutée sur le plan social ».
Source : Truthout, C.J. Polychroniou, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Comme le note Noam Chomsky dans cette entretien exclusif avec Truthout, Biden perpétue une tradition américaine : Les relations avec l’Arabie saoudite « se sont toujours déroulées sur un mode amical, sans être affectées par ses effroyables violations des droits humains, qui perdurent ». En outre, il est probable que dans l’équation du voyage de Biden figure la sécurité, notamment en ce qui concerne Israël. Il se rendra également en Cisjordanie et rencontrera des dirigeants palestiniens, mais il est difficile de dire ce qu’il espère y obtenir. Comme le souligne Chomsky, « les espoirs palestiniens se situent ailleurs ».
Chomsky est, depuis des décennies, l’un des analystes les plus avisés de la politique du Moyen-Orient et un fervent défenseur des droits des Palestiniens. Parmi ses nombreux ouvrages sur le Moyen-Orient, citons Israël, Palestine, États-Unis : le triangle fatidique ; Middle East Illusions ; Perilous Power : The Middle East and U.S. Foreign Policy (avec Gilbert Achcar) ; On Palestine (avec Ilan Pappé) ; et Palestine : L’état de siège (avec Ilan Pappé). Chomsky est professeur émérite au département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona.
C.J. Polychroniou : La politique étrangère américaine menée par Joe Biden se distingue à peine de celle de Trump, comme vous l’avez souligné quelques mois seulement après l’entrée en fonction de Biden. En effet, en tant que candidat à la présidence, Biden avait qualifié l’Arabie saoudite d’État « paria » après le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, mais devenu président, il se rapproche de son dirigeant de facto et meurtrier Mohammed ben Salman (MBS). À votre avis, quel est l’objectif de sa visite en Arabie saoudite ?
Noam Chomsky : C’est sûrement une erreur de procéder à l’assassinat sadique d’un journaliste du Washington Post, tout particulièrement quand celui-ci a été applaudi en 2018 comme étant « un gardien de la vérité » alors qu’il était choisi comme personnalité de l’année par le Time Magazine.
Ce n’est certainement pas la chose à faire, surtout quand c’est fait de manière négligente et mal dissimulée.
Les relations des États-Unis avec le royaume familial appelé Arabie saoudite se sont toujours déroulées sur un mode amical, sans être affectées par ses effroyables violations des droits humains, qui perdurent. Ce n’est guère surprenant quand il s’agit d’« une source exceptionnelle de potentiel stratégique et l’un des plus grands butins matériels dans l’histoire du monde… probablement le plus riche trophée économique au monde dans le domaine des investissements étrangers », comme le décrivait le département d’État au milieu des années 1940, lorsque les États-Unis l’ont arraché à la Grande-Bretagne lors d’une mini guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus généralement, on considérait à un haut niveau que le Moyen-Orient était la « région la plus importante du monde sur le plan stratégique », comme l’a dit le président Eisenhower. Si ces évaluations ont varié au cours des 80 dernières années, leur essence subsiste.
Il en va de même à l’égard des pays qui ne s’élèvent pas à ce niveau impressionnant. Les États-Unis ont régulièrement apporté un soutien appuyé à des tyrans meurtriers lorsque cela les arrangeait, souvent jusqu’à la dernière minute de leur règne : Marcos, Duvalier, Ceausescu, Suharto, et une longue série d’autres scélérats, y compris Saddam Hussein jusqu’à ce qu’il viole (ou peut-être comprenne mal) les ordres et envahisse le Koweït. Et bien sûr, les États-Unis ne font que suivre la voie de leurs prédécesseurs impériaux. Rien de nouveau, pas même la rhétorique présentant les intentions comme bienveillantes.
Les exemples les plus révélateurs sont ceux dans lesquels l’intention est réellement bienveillante, et qu’il ne s’agit pas d’un cynisme kissingerien non dissimulé (« réalisme »). Robert Pastor explique ainsi pourquoi l’administration Carter en charge des droits humains a dû, à contrecœur, soutenir le régime de Somoza et, lorsque cela s’est avéré impossible, a dû faire en sorte que la Garde nationale formée par les États-Unis reste en place, même après que celle-ci eut massacré la population « avec une brutalité qu’une nation réserve habituellement à son ennemi », tuant quelque 40 000 personnes.
Les relations des États-Unis avec le royaume familial appelé Arabie saoudite se sont toujours déroulées sur un mode amical, sans être affectées par son effroyable bilan en matière de violations des droits humains, qui perdure.
Spécialiste de l’Amérique latine au sein de l’administration [de Jimmy Carter] et véritable universitaire libéral, Pastor était sans aucun doute sincère quand il exprimait ces regrets. Il a également fait preuve de perspicacité en avançant des raisons convaincantes : « Les États-Unis ne cherchaient pas à contrôler le Nicaragua ou les autres nations de la région, mais ils ne voulaient pas non plus que les évènements deviennent incontrôlables. Ils voulaient que les Nicaraguayens agissent de manière indépendante, sauf si cela devait nuire aux intérêts américains » (c’est lui qui souligne).
Nous voulons sincèrement que vous soyez libres — libres de faire ce que nous voulons.
C’est un peu la même chose avec l’Arabie saoudite. Nous souhaiterions qu’ils soient plus polis, mais chaque chose en son temps.
Dans le cas de la visite de Biden, la première chose à faire est sans doute de redoubler d’efforts pour persuader MBS d’augmenter sa production afin de réduire les prix élevés de l’essence aux États-Unis. Il y aurait d’autres moyens, par exemple une taxe exceptionnelle sur les industries des combustibles fossiles qui croulent sous les profits, les recettes étant distribuées à ceux qui ont été lésés par la guerre de la classe néolibérale au cours des 40 dernières années, qui a vu quelque 50 000 milliards de dollars être transférés dans les poches des 1 % les plus riches. Mais cela est « politiquement impossible ».
Dans les calculs des élites, il serait politiquement encore plus impossible de prendre des mesures réalisables pour tenter d’éviter la catastrophe en agissant rapidement pour couper le flux de ces poisons. Cependant ces calculs ne sont pas forcément ceux des gens qui ont un quelconque intérêt à laisser un monde décent à leurs enfants et petits-enfants. Le temps presse.
Il y a des considérations plus générales quant à la tournée de Biden au Moyen-Orient. L’un des objectifs est certainement de consolider la seule grande réussite géopolitique de Trump : les accords d’Abraham, qui ont élevé au rang d’alliance formelle les relations tacites entre les États les plus brutaux et criminels de la région Moyen-Orient-Afrique du Nord (MENA). Ces accords ont été largement salués comme une contribution à la paix et à la prospérité, même si tout le monde n’est pas ravi. Notamment par exemple, les Sahraouis, qui ont été abandonnés à la dictature marocaine pour qu’elle accepte d’adhérer aux accords — en violation du droit international, mais conformément à « l’ordre international régi par des principes » que les États-Unis et leurs alliés préfèrent à l’ordre archaïque et inacceptable régi par l’ONU.
Les Sahraouis peuvent rejoindre les Palestiniens et les Druzes syriens, dont les territoires ont été annexés par Israël en violation des décisions prises à l’unanimité par le Conseil de sécurité, et maintenant approuvées par les États-Unis. Et ils peuvent également rejoindre d’autres « unpeople », [d’après le livre de Mark Curtis, les unpeople sont ceux dont la vie est considérée comme superflue dans la poursuite des objectifs économiques et politiques de la Grande-Bretagne, NdT], notamment les victimes palestiniennes de l’occupation brutale et illégale d’Israël dans les zones non officiellement annexées.
La célébration de ces triomphes diplomatiques sera vraisemblablement considérée comme l’un des succès de la visite de Biden, bien que pas exactement en ces termes.
Israël est peut-être le seul pays au monde dans lequel Biden est moins populaire que Trump, et on ne peut bien sûr pas oublier les nombreuses fois où il avait été humilié par l’ancien Premier ministre israélien Bibi Netanyahu. Y a-t-il quelque chose que Biden cherche à obtenir avec sa visite en Israël si ce n’est réaffirmer le soutien des États-Unis et renforcer le rôle de l’alliance entre les deux pays dans la région ? Après tout, avant la visite du président au Moyen-Orient, l’administration Biden a décidé de laver Israël de tout soupçons pour le meurtre de la journaliste américaine d’origine palestinienne Shireen Abu Akleh.