Oui Monsieur le ministre, les mots ont un sens
Suite à l’ordonnance du 26 janvier de la Cour internationale de justice (Afrique du Sud c/ Israël), un communiqué du Ministère des Affaires étrangères indique que « la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite l’établissement d’une intention ». Le Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France (CJRF) déplore la lecture partiale de la diplomatie française « tant la motivation de la Cour est limpide. »
A PROPOS DE L’ORDONNANCE DU 26 JANVIER
DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE (AFRIQUE DU SUD C/ ISRAËL)
OUI, MONSIEUR LE MINISTRE, LES MOTS ONT UN SENS.
Le 26 janvier 2024, l’Etat d’Israël a perdu devant la Cour Internationale de Justice.
Il faut rappeler qu’Israël avait prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.
La Cour Internationale de Justice vient de lui répondre clairement dans l’ordonnance (dont la version intégrale est consultable ici : https://www.icj cij.org/fr/affaire/192
« La Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle »
Elle a également indiqué d’importantes mesures conservatoires, car selon elle « il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive ».
Nous aurions pu espérer qu’une lecture attentive de cette décision sans équivoque conduise la diplomatie française à soutenir l’action de l’Afrique du Sud, tant la motivation de la Cour est limpide.
Après avoir déclaré au sein de l’Assemblée Nationale qu’accuser Israël de génocide, c’était « franchir un seuil moral », le Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères vient de publier un communiqué dans lequel il annonce que la France indiquera notamment « l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».
Le Ministère pourrait utilement se référer aux points 51 et 52 de l’ordonnance reproduits ici :
« 51. À cet égard, la Cour a pris note de plusieurs déclarations faites par de hauts responsables israéliens. Elle appelle l’attention, en particulier, sur les exemples suivants.
52. Le 9 octobre 2023, M. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un « siège complet » de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible » et que « tout[était fermé] ».
Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « J’ai levé toutes les limites … Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons … Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera »
Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : « Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués. Ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale. »
Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : « Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de [G]aza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde. »
La Cour a aussi pris note d’un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies se sont alarmés de la rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens ».
Dans l’affaire Afrique du Sud C/ Israël, la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite « l’établissement d’une intention ».
Dans l’affaire Gambie c/ Myanmar, elle avait argumenté que « précisément parce que la preuve directe de l’intention génocidaire sera rarement manifeste, il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide. »
Ne doutons pas en conséquence que si pour le Ministre des Affaires Etrangères, « les mots doivent conserver un sens », il ne pourra pas ignorer les nombreuses déclarations des dirigeants israéliens, dont certaines viennent d’être rappelées par la Cour.
Ces mots lui permettront de considérer que l’intention génocidaire est établie, et a fortiori qu’elle peut être déduite, si la France, par souci de cohérence, décidait d’en rester à l’« approche équilibrée » qui a été la sienne dans les affaires précédentes.
Le 26 janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a jugé :
« À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable. »
Il est déjà regrettable que la France n’ait pas pris l’initiative de cette action.
Il serait désastreux qu’elle persiste dans une définition spécifique à Israël de l’intention génocidaire.
Le tabou dans lequel la France semble s’être enfermée a volé en éclats à La Haye.
Il est temps de le comprendre et d’agir en conséquence.
Car effectivement, les mots ont un sens, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de crimes. Crimes commis envers le peuple palestinien et dont le communiqué du Ministère ne dit pas un… mot.
Paris le 26 janvier 2024
Source : AURDIP Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France
https://aurdip.org/oui-monsieur-le-...